L\'Emir Abd el Kader

Monsieur Boutaleb parle de l'Emir Abdelkader

 

 

 

 



'La société que concevait l’Émir Abdelkader était pluriconfessionnelle'.
Entretien : MOHAMMED BOUTALEB, PRÉSIDENT DE LA FONDATION ÉMIR ABDELKADER AU SOIR D’ALGÉRIE :

Que sait la génération actuelle de l’Emir Abdelkader ? Pas grand-chose, sommes-nous tentés de dire, comme sur toutes ces grandes personnalités qui ont marqué l’histoire de l’Algérie. On les retrouve dans quelques passages dans des manuels confectionnés à la hâte et sans recherche. Alors que des nations sans civilisation, sans Histoire, s’inventent des gloires et des victoires, nous, nous complaisons dans cette quête acharnée à ternir ce qui doit faire notre fierté.

Dans cet entretien que Mohammed Boutaleb, le président de la Fondation Emir Abdelkader nous a accordé, nous apprenons que l’Emir a conçu le premier Etat algérien avant même l’existence de l’Italie ou de l’Allemagne en tant que tels. C’est aussi le premier homme à avoir posé les jalons de ce qui est désormais appelé «les droits de l’homme» par sa façon de traiter les prisonniers de guerre et son équité face aux autres races qui composaient son armée. Il a été également considéré à son époque comme l’incarnation de la tolérance et du dialogue entre les religions pour avoir sauvé des milliers de chrétiens d’une mort certaine. Il serait peut-être temps de revoir la relation qu’a l’Algérien avec son histoire car, comme disent les sociologues, «on ne peut construire son avenir sans connaître son passé». Le débat est ouvert pour reconsidérer les faits de notre Histoire avec ses failles, ses défauts, ses points faibles et ses points forts.

 

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Entretien réalisé par Fatma Haouari

 

 

Le Soir d’Algérie : Pourriez-vous nous présenter la fondation Emir Abdelkader et pour quel objectif a-t-elle été créée ?



Mohammed Boutaleb :
L’idée de créer une fondation remonte à 1990 lorsque des historiens, des hommes de lettres et des politiciens, conscients du déficit dans la mémoire historique de l’Algérie, ont décidé de créer une organisation. Celle-ci se chargerait de pallier le déficit constaté au niveau des institutions censées jouer un rôle primordial dans la transmission de la mémoire historique. Suite à la première assemblée constitutive qui s’est tenue à Mascara en juillet 1991, la fondation a vu le jour, quelques mois plus tard. Elle a été agréée en novembre 1991. La fondation s’est tracé un programme qu’elle met en application de façon régulière. Une des activités de notre fondation consiste à donner différents éclairages sur ces pages d’histoire de l’Algérie éternelle qui ont été écrites par l’Emir, par ses khoulafa califes ou gouverneurs régionaux), souvent méconnus, et d’une manière générale par tous ceux qui sur cette terre ont inscrit le siècle dernier au grand dessein de forger une véritable nation dépassant les contingences régionalistes et tribales. Une nation susceptible de faire échec à la mainmise coloniale, à éditer aussi une société valorisant les potentialités de l’Algérie et puisant son inspiration dans son patrimoine religieux, culturel et linguistique millénaire. La fondation fonctionne avec un budget modeste et organise annuellement deux colloques importants, le 28 mai et le 27 novembre. Ces manifestations sont déclinées au niveau local par la trentaine de sections activant à travers le territoire national.

La commémoration du décès de l’Emir Abdelkader est passée quasi inaperçue. N’est-il pas temps de se pencher sérieusement sur l’œuvre et le parcours de l’Emir peu ou mal connus par les nouvelles générations ?


Effectivement, nous déplorons le fait qu’une date aussi importante que celle-ci ait été passée sous silence. C’est néanmoins un devoir qui incombe à tous que de faire en sorte que l’héritage historique soit transmis aux générations futures, et les dates sont autant de jalons nécessaires pour montrer l’itinéraire de l’Emir. Trop longtemps, en effet, l’inconscient collectif en Algérie a continué de rechercher dans l’historiographie déculpabilisante et moralisante de la colonisation, les composantes de son identité, les lambeaux de son passé. Chez nous, les responsables d’hautes institutions de l’Etat, pourtant invitées en bonne et due forme, dans une troublante unanimité, ont oublié le 26 mai, date à laquelle ils ont pourtant assisté les années précédentes. L’Emir ne méritait pas ce jour-là une minute de recueillement au Sénat et à l’APN ? Aucun des ambassadeurs arabes et musulmans n’a daigné venir au cimetière ou s’y faire représenter. Par contre, les ambassadeurs occidentaux et des Amériques étaient présents, un autre curieux paradoxe ! Mais cela n’empêche pas la fondation de suivre tranquillement son programme et de se rapprocher de temps en temps du mouvement associatif qui a montré sa véritable solidarité. La fondation a le devoir de restituer à la nation algérienne son fier passé et lui rappeler que cette terre qui a vu naître des hommes d’exception tels que l’Emir est en mesure d’enfanter de dignes héritiers.

Au niveau de la fondation, la volonté est grande, bien que les moyens soient limités. Malgré cela, nous nous sentons contraints, vis-àvis des générations futures, de poursuivre cette lourde tâche, et cela quels qu’en soient les sacrifices. Ce n’est pas seulement par gratitude que nous commémorons les événements importants de notre histoire mais plutôt par devoir patriotique à l’égard de ceux et celles qui ont contribué à forger notre conscience, notre identité, notre nation et notre humanité. C’est à nos enfants que nous adressons ce message afin que l’histoire soit source de vie et également un socle sur lequel on bâtirait un avenir serein. Dans une période où règne la confusion et face au manque de référents solides, c’est tout naturellement que la personnalité de l’Emir Abdelkader apparaît à nos yeux. Ce qu’il faut savoir, c’est que ce dernier se réfère principalement, dans tout ce qu’il entreprend, au sein Coran. Ainsi l’image de l’Emir Abdelkader est véhiculée par la fondation à l’occasion des dates importantes, et/ou en collaboration avec d’autres associations algériennes ou étrangère. Paradoxalement, l’Emir continue à être davantage connu à l’étranger, dans les pays de son exil, qu’en Algérie. Des associations fleurissent en France où les historiens, chercheurs, hommes et femmes politiques d’origine maghrébine animent des rencontres politiques avec des responsables locaux curieux de mieux connaître l’itinéraire et la pensée de notre héros national. Un Français de Paris nous a écrit pour nous demander l’autorisation d’ériger un musée à la gloire de l’Emir. D’autres personnes l’ont fait pour créer des sections. La jeunesse aussi fait montre d’une saine curiosité, des groupes de lycéens d’Alger sont dirigés annuellement par l’académie vers des après-midi culturels organisés par la fondation et y participent avec un étonnant intérêt.

Ne faut-il pas enseigner son histoire d’une manière objective et recherchée dans nos écoles ?


Non seulement l’histoire de l’Emir Abdelkader doit être enseignée, après avoir été révisée bien entendu, mais également l’histoire de tous ceux qui lui ont succédé et ceci, jusqu’à l’indépendance de notre nation. Il faut avant de s’étendre sur la question, faire un bilan pour savoir où on en est. Nous nous devons d’abord de remercier tous ceux qui par leurs écrits, études et travaux de recherche, ont largement contribué afin que l’Emir Abdelkader retrouve la place qui lui revient dans une histoire atrophiée par l’historiographie dominante, qu’elle soit coloniale ou post-coloniale. Parmi les principaux auteurs algériens, nous citerons les professeurs Saâdallah, Mahfoud Kaddache, Cheikh Bouamrane, Yahya Bouaziz, le Dr Belhammissi, le Dr Mohamed-Chérif Sahli, le Dr Mahfoud Smati, Boualem Bessaieh, Me Abdelkader Boutaleb, le Dr Amiraoui, le Dr Rachid Benaïssa, le Pr Sahraoui, Kateb Yacine, Abdelaziz Ferrah, Amar Belkhodja, Mme Hassan Dawadji, Kebir Ammi, Ahmed Bouyerdene, Rabia Moussaoui, Waciny Laâredj, Abdelhamid Zouzou, Annane Laïd. Comme étrangers, nous citerons Henry Churchill, Alexandre Bellemare, Léon Roches, Marcel Emerit, D’Estailleur, Danziger, Colonel Scott, Général Azan, Dinezene, le compte de Civry, Charles André Julien, Charles-Robert Ageron, Augustin Berque, Jacques Berque, Bruno Etienne, François Pouillon, Christian Delorme, Martine Le Goz, et bien d’autres. Pourtant malgré la littérature abondante, fictive et non fictive, disponible aussi bien en arabe qu’en français que dans d’autres langues (anglais, espagnol, allemand, russe, polonais, danois, hollandais et même en thaïlandais), la jeune génération dans sa grande majorité, ne semble pas connaître l’histoire du fondateur de l’Etat moderne algérien.

La fondation a contribué aux efforts individuels des auteurs précités en organisant, d’une part, de nombreuses manifestations culturelles (aussi bien sur le territoire national qu’à l’étranger), en commémorant les dates importantes telles que la Moubayaâ, les batailles contre l’envahisseur, le décès de l’Emir. D’autre part, en publiant de nombreux ouvrages, revues et actes de colloques dus à l’initiative de la fondation même. A ce propos et pour en revenir à l’enseignement de l’histoire, un livre de l’éminent historien algérien Yahya Bouaziz a été conçu et édité par la fondation afin d’être incorporé dans les programmes scolaires, une fois l’agrément obtenu. Je pourrai également vous donner une idée de la place qu’occupe Abdelkader dans les manuels scolaires. Lors du colloque organisé par la fondation en 2005, le Pr Mustapha Chérif, ancien ministre de l’Enseignement supérieur, nous fit, dans une remarquable intervention, un bilan édifiant concernant l’enseignement de l’histoire de l’Emir dans les programmes scolaires, du primaire jusqu’au dernier cycle universitaire.

Nous citons ici les passages en question : «A titre indicatif au niveau du programme scolaire, seule en classe de quatrième année primaire et dans la discipline langue arabe, une page et demie relate brièvement le rôle de l’Emir dans la résistance à la colonisation et l’édification de l’Etat algérien. Dans la discipline histoire, au collège, c’est en classe de septième qu’une seule leçon traite de notre héros, puis en classe de huitième, un texte sur des témoignages. Enfin, en neuvième, il est étudié rapidement dans le cadre du mouvement national de résistance. Au lycée uniquement en classe de 1re année secondaire, l’Emir est cité dans une leçon d’histoire, toujours avec comme aspect principal la dimension guerrière.

Au niveau universitaire, en licence d’histoire, aucun module, en tant que tel n’est consacré à l’Emir Abdelkader. Il est cependant cité en première année, dans le chapitre concernant le mouvement national et la résistance populaire. Dans les autres filières en sciences humaines et sociales (sociologie, lettres, théologie ou sciences islamiques), presque aucun aspect relatif à l’apport de l’Emir n’est abordé ou signalé. Au niveau de la recherche, à l’Université d’Alger par exemple, de 1962 à nos jours, très peu de mémoires de magistère ou thèses de doctorat sont consacrées à l’Emir Abdelkader. D’autre part, il n’existe ni chaire universitaire de l’Emir ni de fonds documentaires conséquents sur lui, notamment sur les quatre étapes essentielles de sa vie, sa formation et son éducation de 1808 à 1832, son combat anticolonial durant dix-sept ans de 1830 à 1847, sa captivité de 1847 à 1852 et son exil de 1852 à 1883, date de son rappel à Dieu. Sur le plan du patrimoine historique, des arts et de la culture, hormis des expositions disparates, à proprement parler, il n’existe pas encore un musée national de l’Emir où toutes les archives, objets symboles, sont regroupés et mis en valeur. Cela mérite d’être envisagé. Son œuvre, ses écrits, ses correspondances, sont éparpillés à travers le monde, dans des collections privées ou appartenant à des institutions officielles, avec des accès peu aisés aux chercheurs.

Il a fallu attendre l’année 2002, par exemple, pour que notre ambassade à Damas réussisse à récupérer des archives de premier plan appartenant à l’Emir, comme le manuscrit original des Mawaqifs. Malgré un travail non négligeable accompli pour certains sites historiques, nombre de demeures où il a habité et travaillé, à l’étranger et en Algérie, sont perdues ou attendent d’être restaurées. Une université des sciences islamiques à Constantine, quelques écoles et lycées, notamment l’ex-lycée Bugeaud, au niveau de la capitale, et quelques rues et places dans certaines de nos villes, portent son nom, mais est-ce suffisant pour pouvoir garder vivante et opératoire la mémoire de ce symbole majeur, exemple plénier de l’universel pour les générations présentes et à venir.

L’Emir Abdelkader a été le premier chef d’Etat algérien. Il possédait en outre une double légitimité, populaire et de par sa filiation au Prophète. Voulez-vous nous éclairer sur cet aspect de sa personnalité ?


En effet, au courant des bouleversements que subissait un Occident en pleine transition (les Etats-nations faisant timidement leur apparition dans le panorama géopolitique internationale, l’Allemagne et l’Italie par exemple n’existaient pas en tant que nations, l’empire ottoman était en pleine crise), l’Emir réalise que conjointement à la résistance armée, il était nécessaire de construire un Etat moderne, lequel permettrait un nouveau départ pour les Algériens, et il était également essentiel que celui-ci soit conçu selon de nouvelles normes. En pratique, dans une première phase qui va de 1832 à 1838, l’Emir Abdelkader est concrètement souverain des deux tiers de l’Algérie actuelle. Il s’attelle alors à la construction d’un Etat moderne, c'est-à-dire un Etat différent de celui qui précédait l’invasion française. Dans la conception d’Abdelkader, le système tribal précolonial, en vigueur sous les Ottomans, et dont s’accommodèrent dans un premier temps les forces d’occupation (prétendument civilisatrices), n’avait plus sa raison d’être.

Une armée de métier est constituée afin de ne plus dépendre de l’humeur des tribus. Un système juridique, une Assemblée consultative, une nouvelle monnaie est frappée et des industries voient le jour. Une gestion plus équitable de l’économie est mise en place. Il savait écouter, et sa curiosité intellectuelle est d’une acuité hors du commun. Récemment, un intervenant fit une comparaison assez pertinente entre l’Emir Abdelkader et Mo’awiya Ibn Abi Sufiyan, le prince ommeyade. Je me permets d’emprunter l’image que je considère plutôt comme un hommage. L’Emir s’est appuyé pour la construction d’un Etat national sur l’action politique menée par Hamdan Khodja auprès des Algériens pour leur cohésion et notamment auprès des puissances étrangères pour leur faire admettre l’intérêt de l’indépendance de l’Algérie. Le combat était inégal aussi bien sur le terrain politique que militaire. Cependant, l’ardeur patriotique des deux hommes les engagea à chercher d’abord un compromis avec la puissance coloniale, ensuite, ils n’hésitèrent pas à relever le défi lorsque leur tentative de coopération eut échoué. La stratégie de l’Emir fut, d’abord, l’unification de l’Algérie sous une seule autorité. «Tout au plus, admit-il», écrit Charles André Julien, l’occupation par les Français de zones littorales autour d’Alger, Bône et Oran, car il considérait que n’étant plus le sultan de la mer, sa véritable tâche consistait à unifier l’intérieur. Il se proposa en effet de fonder en Algérie, mis à part, quelques présides, une nation arabe indépendante. Certes, il cherchait dans son programme de réformes économiques, sociales, politiques et culturelles un modèle, qui s’inspirait de la civilisation islamique, mais il ne craignait nullement d’entrer en contact avec des Européens. Ses proches conseillers pour les affaires extérieures furent Ben Durand, juif d’Alger, élevé à Marseille, et Léon Roches, citoyen français converti à l’Islam.

Cependant, l’Emir Abdelkader ne s’arrête pas à la poésie ; c’est un véritable chef d’Etat, un organisateur et un meneur d’hommes. Il adorait égrener le chapelet mais savait également manier le sabre. Il voulait un Etat moderne mais sans renier le passé. Authenticité et modernité assimilées semblaient constituer son objectif final. Pour réaliser son programme, il lui fallait non seulement une volonté ferme, mais aussi un ascendant sur son entourage et une action de persuasion pour entraîner les masses populaires dans une voie moderniste. L’Emir procéda d’abord à un nouveau découpage administratif. Les beyliks sont divisés en khalifatiks, dirigés par des khalifas, le titre de bey est supprimé. Les aghas et les caïds sont élus pour un mandat de dix mois ou d’un an renouvelable. Les cadis rétribués par l’Etat, la justice était donc gratuite et contrôlée. Chaque fois qu’il s’arrêtait dans une localité, il faisait annoncer par un crieur public que le sultan se tenait à la disposition du public pour recevoir ses plaintes et ses doléances. Abdelkader ne dressa pas de barrières entre lui et le peuple. Il garda la tradition qui l’unissait à lui dans une simplicité caractéristique du marabout qui établissait toujours une communication directe avec son entourage pour mieux l’éduquer. Au point de vue militaire, il rêvait d’avoir une armée à l’image de celle de Muhammad Ali. Il avait fait venir des instructeurs de Tunis et du Proche-Orient. Des déserteurs européens participaient à la formation de cette jeune armée. Un règlement militaire a été institué, il prévoyait la récompense des soldats qui se distinguaient comme la punition de ceux qui commettaient des fautes.

On s’acheminait réellement vers une armée moderne calquée sur le modèle français. Le capitaine Daumas rapporte qu’on «fabriquait des affûts à Miliana. On a même essayé d’y construire des voitures». Il ajoute plus loin : «A Miliana, on confectionne des souliers français pour l’infanterie.» Si l’Emir portait un si grand intérêt à son armée, s’il cherchait à développer l’industrie, notamment celle de l’armement, il ne négligeait pas le rôle de la police aussi bien celle chargée du maintien de l’ordre que celle placée pour récolter l’information. Le capitaine Daumas qui, en tant que consul, n’omettait pas de transmettre le moindre renseignement écrivait : «Youssouf (un déserteur) m’a dit que l’Emir avait une police organisée et bien payée. Elle se compose d’une cinquantaine d’hommes qui, mal vêtus et sous le prétexte de vendre ou acheter, se glissent partout, ont des entrevues avec des gens dévoués qui habitent nos villes et l’instruisent aussi de tout ce qui se passe.» Le pouvoir de l’information, dans son sens le plus large, a été saisi par l’Emir ; il l’utilisa et le généralisa aussi bien pour répandre ses idées dans les milieux français que pour être informé sur eux. Il créa tout un réseau d’agents établis dans des villes stratégiques pour lui fournir autant que possible les renseignements dont il avait besoin. Charles André Julien nous dit que «l’Emir s’informait assidûment des tendances du pouvoir et des mouvements d’opinion tant à Paris qu’à Alger. Il se faisait traduire les journaux français et tâchait d’avoir par son correspondant à Fès, des nouvelles exactes sur ce qui se passait en France. Il semble qu’il ait eu, dans toutes les villes occupées, des agents de renseignements français, parfois importants qu’il appointait. Dans son mémoire au ministre de la Guerre d’août 1840, Garcin signale un cas qu’il tenait de Miloud ben Harach, l’ambassadeur extraordinaire de l’Emir à Paris en 1838 : (c’est un général français en retraite, habitant Paris, et hautement placé, qui le tiendrait au courant de tout ce qui peut l’intéresser. Trois mille piastres sont ses appointements annuels). A l’extérieur, Abdelkader entretient des relations avec les personnalités du Moyen-Orient, mais s’appuya surtout sur le sultan du Maroc».

A partir de quelques éléments historiques glanés dans les ouvrages consacrés à l’Emir, nous pouvons connaître sa conception de l’Etat représentant une nation. Il doit être : l’expression de la souveraineté nationale, c’était au nom de cette légitimité que l’Emir exigeait la soumission des réfractaires comme Tidjani, chef de confrérie et seigneur du désert. Elu par un grand nombre de chefs de tribus, de notables, de responsables de culte et de Ulama, il était donc le seul à détenir le pouvoir et à l’exercer légitimement. Cette attitude s’appuyait sur le droit constitutionnel musulman. C’est ainsi que l’Emir déclara aussitôt élu : «Je gouvernerai, la loi à la main, et si la loi l’ordonne, je ferai moi-même de mes deux mains une saignée derrière le cou de mon frère.» L’armée, elle, constitue l’appui principal du pouvoir étatique. L’intérêt manifesté pour la création d’une armée régulière, rétribuée, entraînée et encadrée par des hommes fidèles, assure au gouvernement le monopole de l’exercice du pouvoir et le met à l’abri des caprices des chefs de tribus. Il reste que le rôle principal des militaires, c’est la défense du territoire. L’Emir accordait sa pleine attention au fonctionnement du système économique. Il cherchait à le réorganiser en créant le monopole d’Etat. Les paysans produisaient librement, mais la commercialisation revenait aux agents du gouvernement. Tout le commerce extérieur était entre les mains de l’Etat. Ce fut une forte source de revenus. Quand aux petites unités industrielles, elles étaient à leur début ; elles appartenaient à l’Etat et les objets fabriqués lui étaient destinés. On peut résumer les idées de l’Emir concernant le pouvoir politique en quatre points : Légitimation par une volonté populaire exprimée par les notables. Une justice rendue sans équivoque. Une armée pour assurer l’ordre, une économie pour distribuer les richesses aux hommes. On peut retrouver ce concept d’Etat moderne dans l’ouvrage du professeur Mahfoud Smati intitulé Formation de la nation algérienne.

Un épisode revient souvent aussi bien dans les écrits relatifs à l’Emir que ceux traitant de l’histoire du XIXe siècle, ce sont les événements de Damas en 1860. Quel fut en réalité le rôle de l’Emir dans cette affaire ?


Pour en revenir aux faits historiques, il faut rappeler qu’en 1860, de graves événements ont lieu à Damas. Une minorité religieuse, les chrétiens maronites, sont soupçonnés d’intelligence avec un impérialisme français désireux de créer un royaume chrétien dans la région au détriment des Druzes. Ces derniers manipulés par un pouvoir ottoman décadant se mettent à massacrer les chrétiens sans distinction. L’Emir, informé de la gravité de la situation, regroupa ses Algériens et les armes à la main s’interposèrent entre les Druzes et leurs victimes menaçant de verser le sang de quiconque toucherait à un cheveu des personnes bénéficiant de sa protection. Il envoya également ses hommes chercher tous les chrétiens de la ville afin qu’ils se réfugient dans ses propriétés jusqu’à ce que les esprits se calment et qu’une solution politique soit trouvée. Agissant ainsi, Abdelkader parvint à sauver d’une mort certaine plus de 12 000 chrétiens. Devant une telle leçon de bravoure, de courage et de chevalerie, l’Occident n’a pas manqué de reconnaître en Abdelkader un nouveau Saladin (celui-là même qui épargna les chrétiens de la Jérusalem reconquise en 1187). Les éloges et la reconnaissance provenant des plus grandes capitales occidentales ont également attiré l’attention d’institutions telles que la franc-maçonnerie européenne qui tout en le félicitant l’invita à adhérer à une de leurs loges en Orient. Une correspondance s’ensuivit et de là remontent toutes les spéculations savantes concernant le lien de l’Emir avec la franc-maçonnerie.


Comment ont réagi les puissances de l’époque devant le geste de l’Emir ?


Les grandes puissances d’alors lui témoignèrent de la gratitude et de l’admiration et lui envoyèrent des messages de remerciements accompagnés de présents et des plus hautes décorations. La Russie lui décerna la Grande Croix de l’Aigle Blanc, la France le Cordon de la Légion d’honneur, la Prusse la Grande Croix de l’Aigle Noir, la Grèce la Grande Croix du Sauveur, L’empire ottoman, le Medjdié de 1re classe, le Pape l’ordre de Pie IV, la reine d’Angleterre lui offrit un fusil à deux canons superbement incrustés d’or et le président Lincoln des Etats-Unis d’Amérique une paire de pistolets également incrustés d’or. Je profite de l’occasion pour préciser que les photos de l’Emir où il porte toutes les décorations en question ne sont que des montages postérieurs. Il y a souvent une mésinterprétation de la part des Algériens qui ignorent les circonstances de l’octroi de ces décorations.


Vous évoquez la franc-maçonnerie en parlant des événements de Damas, à ce sujet, Bruno Etienne, dans son livre consacré à l’Emir, insiste sur le lien de ce dernier avec cette société secrète. Comment interprétez-vous le fait que les historiens, les politiques et les religieux soient si frileux et si divergents concernant ce pan de l’histoire de l’Emir ?


Il n’est guère conseillé de se hasarder à répondre à une telle question sans l’avoir au préalable mise dans son contexte historique. Il faut peut-être rappeler que c’est sur la base d’une simple correspondance que les tenants de la thèse affirment le lien franc-maçonnique de l’Emir. Il semblerait que ce soit Xavier Yacono, Français d’Algérie d’origine italienne, qui le premier, au début des années soixante, écrivit un article où il mit à jour la correspondance en question. Pour ceux qui seraient intéressés par cet épisode en particulier, je recommande la lecture de Mohammed Cherif Sahli, Rachid Benaïssa et Mme Hassan Dawadji, lesquels se sont appliqués à réfuter la thèse française relative à cette question. Pour ce qui est des chercheurs occidentaux, après les travaux pionniers de Xavier Yacono, Bruno Etienne, francmaçon lui-même, affirme et défend l’appartenance de l’Emir à la confrérie franc-maçonne de son époque. Comme nous l’avions évoqué plus haut, l’Emir Abdelkader avait pris sous sa protection la communauté des Algériens ; mais aussi la communauté chrétienne et européenne lors des émeutes de juillet 1860. Il leur permit d’échapper aux massacres qui ont eu lieu entre les chrétiens maronites et les musulmans druzes. Ces affrontements sont la conséquence de manipulations des deux grandes puissances coloniales de l’époque, la France et l’Angleterre.

En effet, la France manipulait les chrétiens maronites en leur promettant un Etat indépendant ; tandis que l’Angleterre manipulait de son côté les Druzes pour contrecarrer les ambitions françaises dans la région et réaliser ses desseins mercantiles. L’Emir, en tant que musulman, avisé des intrigues des uns et des autres, intervint et a offert sa protection aux chrétiens. Cette attitude, somme toute naturelle de la part d’un fidèle musulman, a eu un écho considérable dans le monde entier, et surtout en Occident. Dans son attitude qualifiée de tolérante, l’Emir n’a fait qu’obéir aux préceptes coraniques et prophétiques, rien de plus. Les versets et propos prophétiques relatifs à la tolérance sont abondants, et l’Emir n’a fait que son devoir de simple croyant pour préserver le droit des minorités religieuses en terre d’Islam.


Leur existence parmi la communauté musulmane prouve s’il en faut cette tolérance. La franc-maçonnerie voulant profiter de la situation s’est adjointe au concert de félicitations et remerciements qui fusaient de toutes parts à l’égard de l’Emir. Ainsi, le Grand-Orient de France (GODF) s’est empressé de demander à deux de ses loges parisiennes : la loge Henri IV et la loge La Sincère Amitié de correspondre avec Abdelkader. Mis à part le consensus général lié à cette affaire, les raisons qui peuvent expliquer la démarche du GODF sont, d’une part, la permanence encore au sein de la maçonnerie de l’idée de la foi en Dieu ; d’autre part, le souhait des maçons à devenir un groupe de pression influent pour orienter les décisions de l’Etat français dans un sens de sécularisation des sociétés humaines. Dans les deux lettres envoyées en 1860 par les deux loges, nous ressentons une certaine récupération du geste de l’Emir pour qu’il apparaisse comme émanant d’un prétendu idéal maçonnique. Ainsi Abdelkader est qualifié de pourfendeur «des préjugés de caste et de religion», des «fureurs de la barbarie et du fanatisme » et de héraut «de la liberté de conscience» et du «sentiment de fraternité humaine» (voir Bruno Etienne : Abdelkader pp. 323, 324, 325 éd. Hachette). Si la lettre de la loge Henri IV est plus consensuelle, celle de La Sincère Amitié fait référence à un symbolisme maçonnique, tel le terme de Grand Architecte de l’Univers ou l’utilisation du premier élément de la trinité chrétienne (le Père). A la suite de ces deux lettres, l’Emir a demandé des éclaircissements au sujet de la franc-maçonnerie. Or, dans l’exposé doctrinal qui lui a été envoyé par le GODF, celui-ci le fait précéder d’une allusion «à l’initiation qui vous sera conférée» comme si le fait de demander des éclaircissements impliquait la volonté d’adhérer à la franc-maçonnerie. Au terme de cet exposé du GODF, où l’on ressent une volonté de faire croire que l’Emir est déjà acquis à la cause maçonnique, le destinataire est invité à répondre à cinq questions. Les réponses à ces questions apparaissent comme un condensé de son enseignement tel que nous le trouvons dans le Livre des Haltes. A travers ces réponses, les thèmes classiques du soufisme sont abordés comme l’indigence ontologique ( ’ubudiyya), l’unicité de l’Etre ( wahdat al-wujud), la conformité à la Loi divine ( shariah) ...


Pour notre part, ne désirant point être entraînés dans ce que nous considérons comme étant des querelles byzantines, nous considérons cet épisode comme mineur et de dimension toute relative par rapport aux actions plutôt concrètes de l’Emir. Et nous trancherons en citant le professeur Sahraoui, chercheur au CNRS, qui résume parfaitement la position de la fondation : «Il faut dire que la perspective doctrinale de l’Emir, issue de la spiritualité islamique s’oppose radicalement à la vision profane et laïque de la franc-maçonnerie que l’Emir rangeait dans la catégorie des naturalistes ( tabi’iyyun) et des existentialistes ( dahriyun) bien connue des théologiens musulmans.» Le professeur sahraoui interprète de cette façon l’échange épistolaire de l’Emir avec les francsmaçons : «Le but de l’Emir depuis le début était de les ramener sur la voie de Dieu ; mais quand il a perdu espoir de les sauver d’eux-mêmes, il a cessé tout contact. Il a signifié sa rupture définitive au GODF en 1865 après avoir étudié de plus près les fondements intellectuels de la francmaçonnerie, beaucoup plus propices à la déviation qu’au ressourcement. »


Il est dit que l’idée du royaume arabe sous le leadership d’Abdelkader était une idée de Napoléon III. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la question ?


En effet, la première initiative d’offrir à l’Emir un royaume arabe vient des Français (des Saint- Simoniens pour être plus précis) néanmoins ce n’est point par altruisme que Napoléon pensa à Abdelkader. Politique oblige, l’intention derrière une telle proposition était d’en faire un vassal de la puissance coloniale, revêtu d’une souveraineté de façade. La réponse de l’Emir était à la hauteur du personnage. Bien qu’approché en plusieurs occasions, l’Emir ne fut pas dupe et refusa de se prêter au jeu de son ennemi d’hier. Une autre initiative provenant cette fois de nationalistes arabes mérite d’être citée. De nombreux notables du Moyen- Orient, prenant conscience de la faiblesse de l’empire ottoman, décidèrent d’agir pour décider de leur avenir. Trente leaders représentant toutes les sensibilités politico-religieuses de Bilad Escham, l’aire géographique qui comprenait la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine, se réunirent en congrès, à Damas très probablement, en 1878. A l’issue de cette cruciale rencontre, cette assemblée de néo-nationalistes, de shi’ites, de druzes, de sunnites, de maronites et de chrétiens orthodoxes élut à l’unanimité Al Hadj Abdelkader comme le potentiel leader de l’Etat arabe envisagé. La moubaya’ah de Derdera prit ainsi des proportions universelles grâce à cette nouvelle moubaya’ah pluriconfessionnelle de ceux qui voyait en l’Emir le choix idéal pour leurs profondes aspirations et leurs revendications géopolitiques.


Peut-on s’inspirer de ses actes pour contrer le radicalisme religieux auquel le monde musulman est confronté ?


Le radicalisme religieux n’est, malheureusement, pas une spécificité du monde de l’Islam. Je vous renvoie aux récents et dramatiques événements dont sont victimes les citoyens de pays musulmans (la Palestine, la Bosnie, le Kosovo, la Tchétchénie, l’Irak, le Cachemire, l’Afghanistan). Néanmoins pour répondre à votre question, que je juge assez pertinente, un clin d’œil à l’histoire nous est nécessaire. Les journaux français contemporains de l’Emir le considéraient comme un barbare, un coupeur de têtes, un extrémiste, un intolérant. Des messes ont même été célébrées suite à son emprisonnement et son transfert en France. Qu’en est-il aujourd’hui, loin de la propagande partisane, intéressée et biaisée de l’époque ? Au nom d’un idéal civilisateur, qu’il ait été laïque, tel que l’affirment certains groupes de chercheurs français (la destruction de centaines d’édifices religieux musulmans lors de l’invasion n’est certainement pas le fruit du hasard, ces chercheurs éludent ces réalités dans leur relecture interprétation de l’histoire) ou d’un retour à une prétendue rechristianisation de l’Afrique du Nord, le radicalisme de l’envahisseur a failli reproduire en Algérie ce que les Européens ont fait aux Indiens des Amériques. Ben Durand était un Juif algérien et cela n’a pas empêché l’Emir de le charger de négocier en son nom avec les représentants de l’occupant. Un Italien le représentait à Alger.

Dans son gouvernement et son armée, on pouvait compter aussi bien des Juifs, des Italiens, des Polonais, des Anglais, des Espagnols et autres Européens et Arabes, car à ses yeux, seules la compétence, la piété et l’intégrité avaient de la valeur. Ces combattants pour la liberté qui ont rejoint le camp de l’Emir n’ont jamais été contraints de se convertir à l’Islam pour participer à la résistance. Les déserteurs français, et il y en a eu, n’auraient jamais quitté l’armée pour rejoindre un fanatique religieux, un chef de tribu. Comme vous pouvez le constater, la société que concevait Abdelkader était une société pluriconfessionnelle. La France de l’époque ou les grandes puissances l’étaient-elles ? L’Emir, dès le début de son combat, avait adopté, conformément à l’esprit de la tradition prophétique, un code de traitement des prisonniers. Savez-vous qui était chargé de nourrir les prisonniers ? Lalla Zohra, la propre mère de l’Emir. Alors même que les officiers français dont les sinistrement fameux généraux Pelissier et Saint Arnaud s’appliquaient méthodiquement à exterminer (de leurs propres aveux écrits, la Dahra et les enfumades en sont de tristes et dramatiques exemples de cruauté) les tribus algériennes fidèles à l’Emir ; ce dernier offrait une récompense à tous ceux qui lui emmèneraient un prisonnier français vivant.


Le reproche fait à l’Emir est sa reddition, qu’en est-il réellement ?


L’année 1847 a été terrible pour l’Emir, ses troupes et ses partisans, après le double avantage qu’il a remporté lors de la bataille de Sidi-Brahim (23 septembre 1845) et celle d’Aïn Témouchent (29 septembre 1845). L’agitation qui a gagné les dernières tribus restées, les défections en chaîne et les désertions à peine déguisées ont considérablement amoindri l’assise militaire de l’Emir. Confiné dans un espace rendu de plus en plus étroit par l’attitude des voisins de la frontière ouest, sans cesse rappelés à l’ordre d’exécuter le traité de Tanger. Il réunit le mejliss ashourah et leur proposa de choisir entre les trois solutions suivantes :

  • 1) Se rendre au sultan du Maroc et courir le risque d’être exécutés vu le degré d’inimité du souverain marocain envers l’Emir (aubaine certaine pour éliminer ainsi un rival dont la popularité parmi les tribus marocaines devenait menaçante).
  • 2) Se replier vers le Sud oranais et être à la merci des tribus sahariennes qui le considéreraient comme un fugitif et non comme le leader légitime de la résistance et le bâtisseur d’Etat qu’il était.
  • 3) Négocier un armistice honorable avec l’occupant français, considéré comme le plus fiable en matière de respect vis-à-vis de traités signés.
    Le medjliss opta à l’unanimité pour la troisième solution après «résignons- nous. Dieu est témoin que nous nous sommes battus aussi longtemps que nous en avons été capables… C’est l’heure que Dieu nous a fixée.» Auparavant, pour appuyer leur avis unanime, les proches de l’Emir lui avaient déclaré : «Nous portons témoignage devant Dieu que vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir d’accomplir pour sa cause.
    Et Dieu vous rendra justice au jour du Jugement dernier.» Plusieurs journées sont nécessaires pour mettre au point la cessation négociée des combats.

    L’armistice est réglé selon les quatre conditions de l’Emir :
  • 1) Etre transporté avec sa suite directement à Akka (Saint-Jean d’Acre) ou a Alexandrie.
  • 2) Maintenir sur place les tribus qui ont combattu avec l’Emir jusqu’à cette date.
  • 3) Disposer de ses biens pour ne dépendre de personne. Ses émissaires rencontrent à plusieurs reprises les militaires français. Des lettres sont échangées, notamment celle dans laquelle le général de Lamoricière s’adresse au duc d’Aumale, fils du roi de France et gouverneur général : «J’ai promis et stipulé que l’Emir et sa famille seront conduits à Saint-Jean d’Acre ou à Alexandrie. Ce sont celles qu’il a désignées dans sa demande et que j’ai acceptées.» Avec cette stipulation écrite, entièrement conforme à ses propres termes, l’Emir n’avait plus de raison d’hésiter. Il avait la parole du général et du duc d’Aumale qui l’avait approuvé. Son combat durera dix-sept longues et pénibles années semées d’embûches et de trahisons. Au cours de cette période, il aura à affronter les plus grands généraux de l’armée française et parviendra à faire sortir la résistance algérienne de l’anonymat. Mais harcelé de toutes parts par une armée impitoyable, prête à anéantir des pans entiers de la population, l’Emir préférera déposer les armes et sacrifier sa personne et sa famille plutôt que son peuple voué aux gémonies et à la brutalité d’une soldatesque barbare. Cependant, il fut trahi par la France et sur ordre du gouvernement, le navire devant le conduire en Orient se dirigera vers les côtes françaises. Il sera emprisonné avec les siens près de cinq ans dans les geôles françaises et assistera impuissant à la mort de bon nombre de ses compagnons et enfants en terre française. Il faudra attendre 1852 pour que Napoléon III le libère et exauce son vœu de rejoindre son Orient. Malgré les trahisons de la France, Abdelkader ne lui en tiendra pas rigueur et ne recourra jamais à la vengeance ni ne sera animé d’une quelconque haine envers ses ennemis. Des documents existent à la fondation, les clauses plus confidentielles sont consignées dans d’autres correspondances détenues par les services des archives de l’armée à Vincennes (France). Ces détails ont été donnés pour situer le geste de l’ennemi qui n’a été ni capturé ni vaincu, il a été battu militairement au vu des circonstances de l’époque. S’il s’était rendu, comme le prétendent certains, sans connaître la tournure des événements, aurait-il été emprisonné quatre ans lui et les siens. Ne voulant point assister à l’anéantissement des populations, il a décidé de continuer le combat autrement. Le guerrier s’est effacé devant le soufi.


Justement, expliquez- nous cette transition, comment l’homme politique et chef militaire est devenu un homme totalement dévouée au soufisme et à sa quête de spiritualité ?


Il existe un certain nombre d’hommes qui ont marqué à jamais l’histoire et la mémoire collective de leur peuple, voire même de l’humanité. Parmi ces hommes exceptionnels, à l’instar de Lincoln, Gandhi, Juarez, Bolivar ou encore M. Luther King, figure et émerge le nom de l’Emir Abdelkader (1807 - 1883), fondateur de l’Etat moderne algérien, précurseur des droits de l’homme et du dialogue entre les civilisations et les religions. Les historiens contemporains iront même jusqu’à lui attribuer les titres de «héros des deux rives» et d’«isthme entre l’Orient et l’Occident». L’homme est exceptionnel à plus d’un titre et pour différentes raisons. En effet, il est l’un des rares hommes d’Etat qui était à la fois fin stratège, homme de guerre, chevalier, philosophe, poète et mystique. Le destin extraordinaire d’Abdelkader commence avec l’invasion barbare de son pays. Choisi par ses pairs, les notables et les sages de l’Ouest algérien, et malgré son jeune âge, l’Emir sera le premier «prince» de l’Algérie moderne. Il ne lui faudra que quelques années pour unir un peuple divisé, venir à bout des guerres fratricides et parapher des traités avec la France en tant qu’Emir de l’Algérie. Après un tel parcours, l’homme consacrera le restant de ses jours à la méditation et à la métaphysique en s’immergeant dans les écrits du plus grand maître de la spiritualité musulmane, le soufisme, Ibn Arabi, auprès duquel il demandera à être inhumé. Comme l’a si bien dépeint l’historien algérien M. Sahli : «De quelque point de vue que l’on considère l’Emir Abdelkader, on ne découvre rien de mesquin ni de médiocre en sa personne. Idées, sentiments, gestes, actions, tout en lui porte le signe privilégié de la noblesse et de la grandeur. Il est de ces êtres rares qui, de siècle en siècle, de millénaire en millénaire, offrent au genre humain une idée de la perfection, un modèle exemplaire. Par sa vie, son caractère et ses œuvres, Abdelkader honore son pays, sa foi et l’humanité tout entière».


Une dernière question pour conclure cet entretien. Que devient le film épique sur la vie de l’Emir Abdelkader, pourtant annoncé en grande pompe dans le cadre d’«Alger, capitale de la culture arabe 2007» et il semblerait que c’est le président Bouteflika lui-même qui en a donné l’ordre et pour lequel un budget conséquent a été dégagé ?


La réalisation d’un long métrage sur la vie de l’Emir participe également à la pratique du devoir de mémoire. Chez nous, on hésite encore, malgré les fermes instructions du président de la République lequel, rappelons- le, a accordé son haut patronage permanent à la fondation et lui a même offert des objets qu’il a acquis de ses deniers personnels durant sa carrière. Il est le seul à mieux connaître et respecter le personnage à qui il a rendu un hommage en prenant son nom comme pseudonyme de guerre. Annoncé par la ministre de la Culture, lors de la conférence de lancement d’«Alger, capitale de la culture arabe 2007», ce projet n’a pas pris forme, malgré la mise en place d’une commission, présidée par M. Ahmed Bedjaoui, chargé de rechercher et d’identifier les meilleures voies en vue de la réalisation effective de ce film. Inscrit dans les grandes réalisations du 3e mandat, ce projet devra impérativement voir le jour dans les mois à venir. La fondation a insisté pour que la réalisation soit algérienne afin de ne pas altérer le contenu du scénario déjà confectionné. Je vous informe que la vie de l’Emir intéresse beaucoup de cinéastes et je ne vous cacherai pas que nous avons reçu des propositions émanant de personnalités arabes orientales et françaises qui se sont adressées à la fondation pour réaliser ce film de grande envergure mais en ce qui nous concerne, la préférence nationale reste souhaitée mais malheureusement, jusqu’à présent rien n’a été fait. Nous attendons que la ministre nous éclaire sur cette question.




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