L\'Emir Abd el Kader

Le patrimoine documentaire en Algérie

 

Le patrimoine documentaire en Algérie


 

Embarrassante mémoire


 

Le commerce transsaharien qui permettait le transit de l’or du Soudan, du cuivre d’Akjoujt et du sel d’Idjil (Maurétanie) vers le Maroc, des étoffes et des armes et diverses marchandises, d’Afrique du Nord vers le Mali et le reste de l’Afrique noire en passant par la région du Touat, assura pendant longtemps la prospérité des villes caravanières.


Ouadaï (Tchad) importante cité marchande de l’Adrar et Chinguetti (Maurétanie), fondées au 13ème siècle, rayonneront pendant encore longtemps sur l’islam de l’Ouest saharien. Tous ces centres de rassemblement des pèlerins en partance pour la Mecque voyaient affluer les érudits et les étudiants dans leurs écoles, leurs bibliothèques et leurs mosquées et devinrent des villes de premières importances pour les musulmans.

La disparition de ce commerce annonça le déclin des villes anciennes de l’Adrar. Au VIIIème siècle après J.-C., Sijilmassa, dont ne subsistent aujourd’hui que les ruines était, dans le Tafilalet, un important carrefour du commerce transsaharien. De Sijilmassa, des caravanes chargées de dattes, de sel, d’étoffes et de métaux, partaient vers la Mauritanie ou le Touat algérien, puis poursuivaient leurs routes à destination des royaumes du Soudan occidental, d’où elles revenaient avec de l’or et des esclaves.


L’abandon des anciennes pistes au profit de nouvelles voies de communication, l’invention de l’imprimerie, mais surtout, le progrès considérable de l’analphabétisme en Afrique, achèvera de ruiner ce que le déclin du commerce avait commencé. Le rigorisme religieux et l’enseignement scolastique qui succèdent au démembrement colonial, encouragent un formalisme étroit qui fera le lit de la décadence des pays conquis.

Aujourd’hui, en 2010, qu'en est-il réellement de la situation du patrimoine écrit dans notre pays et quelle était la situation avant l’indépendance ?


LLe patrimoine écrit en Algérie et la période coloniale

 

La Bibliothèque Nationale d’Algérie fut instituée le 10 octobre 1835 par le Gouvernement général français en Algérie, sous l’appellation de « Musée d’Alger ». En raison de l’augmentation rapide du volume de ses collections elle connut plusieurs déménagements : en 1838 elle se déplace rue Bab-Azoun, en 1848, rue des Lotophages, puis en 1958, rue Franz Fanon.

Le catalogue général des manuscrits, ouvrage d’Edmond Fagnan, orientaliste et directeur de cette bibliothèque durant l’époque coloniale, édité en 1893 par la B.N.A, nous renseigne sommairement sur la nature et l’étendue des collections.

Nous pouvons d’ailleurs lire dans l’introduction du catalogue général des manuscrits d’Edmond Fagnan, ce qui suit. Je cite : « Il ne parait pas que, ni au moment de la conquête d’Alger par les troupes françaises, ni dans les premières années qui ont suivi, aucun effort ait été fait pour sauver de la destruction soit les archives gouvernementales (gouvernement Turc) soit les manuscrits dont il devait tout au moins se trouver quelques-uns dans les mosquées et dans les zaouïas ».

C’est à partir et autour des fonds manuscrits qui se trouvaient dans les bibliothèques d’Alger, que des manuscrits viendront progressivement enrichir les collections de la Bibliothèque Nationale d’Algérie de l’époque, tels les manuscrits provenant de Constantine ou ceux de la khizana de Cheikh El-Haddad, confisqués à la suite de l’insurrection de 1871, que l’on parviendra à réunir un embryon de collection.

Les manuscrits algériens ont été les premières victimes de l’occupation coloniale. Dès la prise d’Alger et des autres villes du territoire, les troupes coloniales n’hésitèrent pas à mettre à sac, à piller ou à brûler de nombreuses bibliothèques. Ainsi fut anéantie la bibliothèque de l’Emir Abdelkader, confisquée par l’armée française lors de la prise de la smala de l’Emir en 1843 ; estimée à plus de 5000 volumes reliés, les débris de cette magnifique collection, dont une partie à été brûlée, sont dispersés dans plusieurs bibliothèques françaises et européennes.

Un sort encore plus dramatique détruisit la bibliothèque de l’école de la Kettania de Constantine, qui fut fondée par Salah Bey. Lors de la prise de la ville, des milliers de manuscrits furent la proie des flammes. Connurent le même sort la bibliothèque de la Mohammadia du Bey Mohamed El-Kabir de Mascara, les bibliothèques des mosquées et des zaouïas des villes du centre telles celles de Médéa, de Blida, de Miliana et des villes de la région d’Alger qui possédaient des collections très variées. Les innombrables bibliothèques de Bejaïa, ville de science et de savoir qui jouissait d’une renommée particulière dans tout le monde musulman et en Occident médiéval et qui fut pendant longtemps un haut lieu d’érudition. Les zaouïas des environs de Béjaïa comme la zaouïa du cheikh El-Haddad à Seddouk, réputée par le nombre et l’importance des manuscrits qui s’y trouvaient. A l’Est du pays, de nombreuses bibliothèques de villes importantes telle que Constantine et de nombreuses khizanas de zaouïas furent victimes d’un sac systématique au début de l’occupation et de nouveau pendant la guerre d’indépendance. Plusieurs bibliothèques furent, en représailles, livrées aux flammes ou confisquées, comme la bibliothèque des Ben Lefkoun et des Bachtarzi (Le fonds de la bibliothèque des Ben Lefkoun, que le Baron de Slane compulsa pendant plus d’un mois et demi, était très important. Ce dernier estimait en 1845, qu’elle renfermait plus de trois mille volumes). Les bibliothèques pillées ou détruites de Tlemcen, l'un des principaux centres religieux et intellectuels du monde arabe, qui réunissaient, outre des fonds arabes, andalous et espagnols, des fonds turcs particulièrement importants pour l’histoire de la période ottomane en Algérie dès le milieu du XVIe siècle. Enfin, les bibliothèques des Oasis, comme celles de la tijania d’Aïn-Madhi, de Temaçin de Tolga, des Oulad Jelal et des autres régions d’Algérie, furent soumises aux mêmes destructions. Quant aux khizanas du Grand Sud algérien, telles celles d’Adrar, de Timimoun et d’Aoulef, encore préservées jusqu'au début du XXème siècle, connaîtront à leur tour, à partir des années 1900, un sort identique.


La politique de conservation en Algérie depuis 1962


En 1996 est inaugurée la Bibliothèque Nationale d’Algérie. Son siège actuel est situé à El Hamma, en contrebas du Musée des Beaux-arts d’Alger. Il était temps, car timides à partir des années 1970, les tentatives de préservation des richesses du patrimoine national allaient se raréfiant, principalement au début des années 90 : Abandon d’une masse incroyable de documents manuscrits ou imprimés, d’archives administratives antérieurs à la présence coloniale, datant de la colonisation et postérieur à l’indépendance du pays, archives couvrant des sujets très divers. Cet énorme patrimoine longtemps considéré par les pouvoirs publics comme une préoccupation accessoire, émerge peu à peu grâce au travail de nombreux chercheurs, aux activités croisées de la recherche algérienne et internationale et à l’action combinée d’associations culturelles algériennes.


Au-delà de l’émergence actuelle et multiforme d’une véritable prise de conscience culturelle algérienne, nationale et régionale, on ne peut, pour le moment, que faire un constat sans complaisance de la situation et surtout de l’état du patrimoine écrit dans notre pays, d’autant que le temps est loin de jouer en notre faveur, si nous voulons sauver les manuscrits de notre pays. Trop souvent les rares tentatives pour essayer de dynamiser une stratégie nationale en la matière, sont restées pour la plupart au stade du vœu pieux.

Outre la situation que connaît le patrimoine écrit en raison de l’étroitesse actuelle du budget consacré à sa sauvegarde, une grave question d’ordre général reste entièrement posée : quelle signification les pouvoirs publics, à tous les niveaux, donnent-ils aux fonctions de conservation et de prévention ? Sans réponse à cette question fondamentale et sans l’élaboration d’un plan conservatoire global budgétisé – incluant personnel compétent, formations, locaux, matériel, etc. - il est exclu que puissent être maîtrisés et traités tous les aspects liés à la sauvegarde du patrimoine documentaire en Algérie, cela en raison de la grande diversité des types de bibliothèques algériennes (nationale, universitaires, publiques, scolaires, de mosquées ou privées) et de la variété des types des collections manuscrites anciennes et modernes qu’elles renferment. Pire encore, aucun environnement professionnel n’existe, à ce jour. Les rares conservateur ou restaurateurs se comptent sur les doigts de la main. La faiblesse du niveau de prise de conscience des instances de tutelle du patrimoine documentaire national et conséquemment, l’absence ou l’insuffisance des efforts déployés ou à déployer pour la maintenance de ce patrimoine est d’une évidente réalité.

Les immenses fonds manuscrits accumulés en Afrique musulmane depuis le XIe siècle eurent à subir au XIXe siècle deux épreuve dont la durée et les conséquences s’étendent jusqu’à ces dernières années : une certaine décadence dans l’enseignement consécutive à des méthodes pédagogiques rigides qui favorisèrent un état d’épuisement intellectuel généralisé et l’avènement de la période coloniale qui accentua le repli identitaire des communautés et l’occultation (préventive ou défensive) des manuscrits lorsque ceux-ci purent être soustraits aux confiscations. Cette situation a fortement contribuée, nous en sommes persuadés, à l’état de déliquescence que connaîtront les bibliothèques algériennes. L’imminence de la colonisation poussa bon nombres de propriétaires de manuscrits à mettre à l’abri leurs précieuses collections. Au cours de nos recherches et de nos enquêtes, nous avons pu recueillir plusieurs dizaines de récits relatifs à des collections enterrées, murées ou détruites par leurs propriétaires pour qu’elles ne tombent pas entre les mains des troupes coloniales. Cette occultation, volontaire ou forcée, des outils du savoir, ces confiscations arbitraires et souvent systématiques, l’occidentalisation de la langue au détriment de l’arabe, d’abord dans les zones urbaines importantes, puis, par zones concentriques, dans les parties les plus reculées du pays, devait générer en profondeur des bouleversements socio-économiques et socioculturels irréversibles.

  • La marginalisation de la langue arabe à eu pour conséquence une déperdition vertigineuse du niveau d’instruction : en 1954 le taux d’analphabétisme sévissant dans la population algérienne se situait autour de 85% pour les hommes et de 94% pour les femmes. Cette marginalisation est due à deux facteurs décisifs : la suppression de l’école arabe traditionnelle et la limitation de l’enseignement de la langue arabe.
  • Les destructions entraînées par la conquête coloniale affectèrent gravement les écoles coraniques, notamment en milieu urbain. L’enseignement de la langue arabe se réfugia alors dans les zaouïas qui étaient alimentées par les biens wakf, mais la suppression de ces biens par l’administration coloniale, par l’ordonnance du 28 mars 1843, acheva de ruiner l’enseignement traditionnel dispensé en langue arabe dans les zaouïas.

 

 

 

 

Atteinte dans ses bases sociales, économiques et culturelles, la société algérienne va subir un processus de décomposition où acculturation et analphabétisme conjuguent leurs efforts pour creuser un lit sans cesse plus profond. Brisées par la force militaire et les violences multiformes, les institutions traditionnelles algériennes ne cesseront de se désagréger et de reculer devant la mise en place de nouveaux appareils conçus par l’administration française, pour conquérir et gouverner l’Algérie. La rupture brutale de la philosophie de la vie de ces sociétés et de leur système de valeurs, conséquence de cette douloureuse intrusion, aboutira à une véritable cassure psychique. Pour un temps, la langue arabe sera reléguée à un niveau très marginal face à la langue française officialisée et imposée comme langue principale sur l’ensemble du territoire algérien. L’arrêté du 8 mars 1938 pris par le ministre français de l’intérieur Camille Chautemps, qualifiant la langue arabe en Algérie, « de langue étrangère », ne fera que reconnaître en l’aggravant, une situation de fait, imposée officiellement par l’administration.

Toutefois, heureusement, l’éloignement de certaines régions et la cohésion des populations faisant front contre les occupants, permirent de sauvegarder en place et la langue arabe et des pans entiers du patrimoine manuscrit. De nos jours ces refuges sont encore très protégés et difficilement accessibles aux curieux et aux chercheurs, c’est sur cette base que nous pouvons comprendre les étapes qu’ont connues les bibliothèques algériennes.


Politiques patrimoniales et conservation préventive

 

Depuis plusieurs millénaires, autour de la Méditerranée, s’est développé un patrimoine historique immense où l’écrit, sans limitation de supports ou de formes d’écritures, représente une part importante de la mémoire du monde. Or, ces supports, le parchemin et particulièrement le papier, fragiles de nature, sont d’autant plus menacés qu’ils doivent faire face à l’usure irréversible du temps et aux multiples risques paradoxaux que leur utilisation ou leur non utilisation par l’homme leur fait encourir : maniement répété, mauvais rangement, indifférence, négligence, rejet au profit d’autres supports, etc.


En Algérie l’abandon quasi général de ce patrimoine documentaire, qu’il soit ancien ou nouveau, suscite bien des interrogations légitimes, interrogations qui ne cessent de nous interpeller.On gardera en mémoire le sort des archives administratives de la daïra de Timimoun datant de 1900, qui faute d’une décision administrative éclairée, ont été livrées aux flammes ou ont servi de nourriture aux rongeurs et aux insectes. Et que dire de l’attitude de ce propriétaire qui en désespoir de cause s’est vu contraint de brûler plus de 300 manuscrits retraçant probablement l’histoire de son Ksar et de sa famille, gardiens muets de la mémoire de sa tribu, à cause de la dégradation avancée de ces derniers.

La période 1961-1962, marque une période particulièrement importante dans la confiscation de la mémoire algérienne. Le transfert à Aix-en-Provence de la quasi-totalité des Archives Nationales Algériennes, véritable lobotomie, sera à l’origine d’un contentieux portant sur plus de 600 tonnes d’archives de la période coloniale, pour la tranche 1830 – 1962, à quoi il faut ajouter celles datant de la période andalouse et une grande partie du fonds turc, environ 1500 cartons de documents de la période ottomane.

Après l’Indépendance, la période postcoloniale engendrera à son tour une fracture socioculturelle très grave consécutive à la fois à l’urgence des problèmes à traiter (logement, santé, enseignement, etc.) et au peu d’intérêt accordé alors, à ce qui restait du capital culturel (monuments, manuscrits, etc.), malgré les efforts isolés de quelques chercheurs et historiens, journalistes et écrivains, qui bien souvent sans moyens, tentaient de sauver et de maintenir ce qui restait du patrimoine national. Dans cette perspective les problèmes que rencontre la conservation patrimoniale dans sa globalité, qui touchent l’ensemble de l’héritage de la société algérienne – et pas seulement les manuscrits ou les archives – doivent être saisis dans leur ensemble. La préservation du patrimoine passe obligatoirement par sa valorisation et par une politique nationale responsable et pleinement consciente de l’importance de sa fonction et de sa finalité. Comprendre la perspective qu’impliquent de tels investissements, c’est comprendre que l’investissement culturel est l’investissement du devenir. Mais avant cela il nous faut réaliser et faire réaliser à nos instances dirigeantes que l’on ne peut comprendre l’importance de la conservation de la mémoire collective d’un peuple, sans prendre conscience de la valeur intrinsèque de ce qui doit être conservé, il faut expliquer aussi que notre ignorance des fonds manuscrits vient également du déficit chronique d’archivistes et de structures adéquates de conservation, fonction et structures dont il n’est fait que très peu de cas en Algérie, alors que des milliers de fonds étatiques ou privées refermant notre mémoire écrite, attendent toujours le personnel qui les réveillera et les protégera.


Si le patrimoine mérite d’être préservé, c’est bien parce qu’il représente un patrimoine unique en soit, unique parce qu’il représente l’expression même de l’âme du peuple algérien, sa nature profonde, en somme notre altérité, unique aussi parce que rien ne nous appartient de ce qui est notre si nous le laissons se perdre inexorablement.

Saïd Bouterfa,

Ecrivain/chercheur

Membre du projet Manumed Algérie (Euromed-Héritage IV).

 


09/08/2012
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