L’Emir Abdelkader: Mystique et humaniste
Par B. Allaoua
L’Emir Abdelkader, aux dires de ses biographes et de ceux, nombreux, qui l’avaient approché, était d’une profonde piété et d’une religiosité à toute épreuve. Il vivait sa foi cependant sans excès et sans fanatisme, tenant à chaque fois que l’occasion se présente à montrer un visage de l’Islam d’une grande tolérance et d’humanisme. Son expérience mystique lui avait permis de transcender doctrines, dogmes et rites pour voir le visage de Dieu dans chaque manifestation de la foi. Dieu est un, indivis et irréductible et sa clémence couvre toutes ses créatures de même que sa miséricorde omniprésente englobe tous les humains au delà de leurs croyances et de leurs confessions. Car toutes les croyances et toutes les confessions, y compris les plus primaires et les plus primitives, convergent toutes vers un seul point ; l’adoration de l’unique. Cette pensée, L’Emir aura l’occasion de l’exposer dans son ouvrage métaphysique et ésotérique ‘’Mawaqif’’ (Haltes). Il dira: ‘’Notre Dieu et le Dieu de toutes les autres communautés est véritablement un Dieu unique…Il s’est manifesté aux Mohammadiens au-delà de toutes formes, tout en se manifestant en toute forme, sans que cela entraîne incarnation, union ou mélange… Aux Chrétiens, Il s’est manifesté dans la personne du Christ et des moines. Aux Juifs, Il s’est manifesté sous la forme de Uzayr et des rabbins, aux Mazdéens sous la forme du feu, et aux Dualistes dans la lumière et les ténèbres. Et Il s’est manifesté à tout adorateur d’une chose quelconque… sous la forme de cette chose, car nul adorateur d’une chose limitée ne l’adore pour elle-même. Ce qu’il adore, c’est l’Epiphanie, en cette forme, du Dieu Vrai’’.
Pour lui, donc, ainsi que pour nombre de ‘’Soufis’’ (mystiques) musulmans de l’école Ibn Arabi, grand maitre du 12e siècle, tout adorateur, quel que soit l’objet apparent de son adoration, n’adore en fait qu’Allah. Le fondement indivis de la diversité des croyances n’est autre que la multiplicité infinie des théophanies des noms divins. Il écrit : « Aucune de ces créatures ne l’adore sous tous ses aspects… Tous le connaissent donc nécessairement sous un certain rapport et l’adorent sous ce même rapport. Dès lors, Il est l’essence de tout « adoré », et sous un certain rapport, tout adorateur n’adore que Lui’’. L’influence de son maître spirituel Ibn Arabi est ici apparente. Ce dernier développe dans son livre ‘’El Foutouhat El Mekkia’’ (Les conquêtes mecquoises), que l’Emir avait pris soin de le publier à Damas, sa doctrine de ‘’Wihdat El-Oudjoud’’ (unité de l’être ou de l’univers). Mon cœur, disait Ibn Arabi, est capable de toutes les formes, ce qu’il veut dire qu’il peut prendre toutes les formes de croyance, qu’elles soient chrétienne, juive ou même autre, et il ajoute : en quelque direction que se tournent ses montures, l’amour est ma religion et ma foi.
L’attitude que l’Emir allait prendre lors de la sédition confessionnelle qui avait ébranlé la Syrie en 1860, sauvant des centaines de chrétiens d’une mort certaine, découlait de cette pensée qui récuse tout fanatisme et tout préjudice à l’être humain sous quelconque prétexte religieux. Et face à une foule déchaînée et alimentée par les préjugées les plus sordides, il s’interposa en clamant : « Les religions, en premier chef 1’1slam, sont trop nobles et trop sacrées pour être un poignard d’ignorance ou une faucille d’aliénation, ou des cris vulgaires… Je vous mets en garde de vous laisser entraîner par le diable de l’ignorance ou qu’il ait une emprise sur vos âmes’’. L’Emir n’a fait qu’obéir aux préceptes coraniques et prophétiques. C’est ce qu’il exprimera dans sa réponse à Mgr Pavy évêque d’Alger, qui lui a adressé une lettre d’admiration pour la noblesse de son attitude: ‘’Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire par fidélité à la foi musulmane et par respect aux lois de l’humanité. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont le plus utiles à sa famille. Toutes les religions apportées par les prophètesdepuis Adam jusqu’à Mohammed reposent sur deux principes : L ‘exaltation de Dieu Très Haut et la compassion pour ses créatures. En dehors de ces deux principes, il n’y a que des ramifications sur lesquelles les divergences sont sans importance. Et la foi de Mohamed est parmi toutes les doctrines, celle qui montre le plus d’attachement et donne le plus d’importance au respect de la Compassion et de la Miséricorde et à tout ce qui assure la cohésion sociale et nous préserve de la dissension. Mais ceux qui appartiennent à la religion de Mohamed l’ont dévoyée. C’est pourquoi Dieu les a égarés. La récompense a été de même nature que la faute’’. Dès le début de son installation à Damas, l’Emir devient le pôle d’un cercle de maîtres spirituels de différentes confréries et d’intellectuels, et son enseignement fut recueilli par ses disciples. C’est cette période d’exil qui est la plus riche mais, paradoxalement, elle n’a pas intéressé suffisamment les historiens. Une partie de l’enseignement qu’il dispensait fut consigné par écrit dans son ouvrage ’’Mawaqif’’ (Haltes). Sa teneur d’un niveau sublime fait dire à l’orientaliste et philosophe contemporain Jacques Berque dans son livre ‘’L’intérieur du Maghreb’’: ‘’La splendeur littéraire de maints passages des « mawaqifs » risque de renverser bien des hiérarchies reçues et de montrer que la vraie « nahda » (renaissance) n’est sans doute pas là où on la cherche’’. Observation d’autant plus vraie que l’Emir Abdelkader n’a été cité dans les ouvrages consacrés à la renaissance arabe que sous sa qualité de résistant à l’invasion française. Mais cela ne diminue de rien de la véritable place qu’il occupe parmi les précurseurs du renouveau musulman. Nombre de réformateurs sont issus de son école. Un de ces disciples est le Cheikh Abderrahman Ayache, grand mufti malékite et maître de la voie Chadhilite et Egypte. Ce Cheikh a eu des disciples occidentaux, notamment l’écrivain et artiste suédois Ivan Aguéli (mort en 1917) et René Guénon (mort en 1951), le plus grand relais de l’héritage du soufisme en Occident au XXème siècle.
Terminons par ces vers de l’Emir :
En moi est toute l’attente et l’espérance des hommes
pour qui le veut Coran pour qui le veut Torah,
pour tel autre, Evangile , flûte du Roi – Prophète, Psaume ou révélation .
L’Emir rejoint ici son maître spirituel Ibn Arabi dans l’universalité de l’ésotérisme islamique tel qu’il l’exprime :
Mon cœur est devenu apte à revêtir toutes les formes
Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour les moines
Temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin
Il est les tables de la Torah et le livre du Coran
Je professe la religion de l’amour
Quel que soit le lieu vers lequel se dirigent ses caravanes.
Et l’amour est ma loi et ma foi.