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Voici la deuxième partie du texte intégral de l'intervention de Gilbert Meynier à Alger lors des débats d'El Watan du 22 octobre 2010, aux côtés de Mohammed Harbi et de Mohammed Hachemaoui.
-b- Récurrences socioculturelles de temps long
Certes, les systèmes socio-économiques connaissent des avancées et des replis, comme tout en histoire ils évoluent mais ils restent marqués plus ou moins consciemment par un enraci-nement de longue durée. Ce que Freud appelait les « mémoires-écrans », celles du temps cons-cient, récent et construit, qui refoule l’inconscient de la longue durée dont les productions – sté-réotypes, tabous, interdits…– relèvent de l’inclusion dans l’univers de ce que Germaine Tillion a dénomme « le harem et les cousins » et dont maints paramètres socioculturels sont bien anté-rieurs à l’Islam. Cf. par exemple l’inscription latine du 1er siècle retrouvée dans les ruines romai-nes de Thuburbo Majus (en Tunisie, à 100 km à l’est de la frontière algérienne, aujourd’hui al Fahs) qui édicte les conditions d’accès au temple d’Eshmaus (Esculape), le dieu guérisseur : il ne faut pas manger de porc, pas de relations sexuelles depuis moins de trois jours, obligation de se déchausser avant d’entrer, cela six siècles avant l’Islam.
Par plusieurs traits, il y a aussi des ressemblances d’une rive à l’autre de la Méditerranée : dans la Grèce antique que l’on crédite d’avoir inventé la démocratie, une femme qui sortait de chez elle sans voile sur la tête était considérée comme une femme de mœurs légères – euphé-misme, et il y a peu encore, de l’Espagne à l’Italie via la France, on n’imaginait pas une femme entrer dans une église la tête découverte. Il y a aussi sur les deux rives le tabou du sang et la crispation sur la virginité des jeunes filles à marier, longtemps biens communs méditerranéens – le rite du drap rougi de sang à la fenêtre et, en plus répandu en France, celui plus politiquement correct de « la chichole » : une mixture de chocolat, de vin blanc ou de clairette, souvent mélangée à un jus de fruit rouge, où trempaient des mouillettes de pain, de brioche ou de biscuit, servie dans un pot de chambre portant en son fond un œil ouvert.
La chichole était naguère encore, et l’est paraît-il encore ici et là, offerte à la jeune mariée au réveil de la nuit de noces, jusque dans le Beaujolais, au nord de Lyon, et peut-être ailleurs à distance de la Méditerranée. Or cette Méditer-ranée dont, culturellement, les rives nord et sud ont d’incontestables affinités, est irrémédiable-ment clivée à partir du XIIe siècle.
-c- L’Algérie et la marginalisation en Méditerranée
En effet, la Méditerranée – la mer moyenne des Arabes : al Bahr al-Mutawasit – qui put être considérée du VIIIe au XIe siècle comme un quasi « lac musulman », primordial dans les rela-tions Orient – Occident, fut largement reconquise à partir du XIIe siècle, surtout par les capitalis-tes marchands de Gênes et de Venise dans le sillage des croisade. Avec les capitaux et les navires italiens, en moins de deux siècles, pratiquement, la Méditerranée cesse d’être un lac musulman.
Les Islamo-Arabes sont marginalisés dans le contrôle des routes maritimes, au profit surtout des Italiens, et dans une moindre mesure des Marseillais et des Catalans. En 1212, c’est la hazîma (dé-faite), parfois dénommée nakba (catastrophe) de Las Navas de Tolosa (en arabe Hiçn al-‘iqâb : le bastion du châtiment). Croisades et Reconquista restent dans l’imaginaire des non-dits douloureux : l’historien nationaliste algérien Ahmed Tawfiq al-Madanî parle, pour désigner le colonialisme fran¬çais, de « al-isti‘mâr al-çalîbî » (le colonialisme croisé), raison pour laquelle selon lui les ancêtres des Algériens furent à la fois des victimes (dahâiyâ) et des héros (abtâl).
Il a écrit un livre, paru dans les années soixante, dont le titre est en traduction française, La guerre de 300 ans entre l’Algérie et l’Espagne (1492-1792) : une guerre de 300 ans : trois fois plus que les Français qui n’ont eu, eux, à mener qu’une guerre de 100 ans. Le traumatisme du clivage resta vivace et profond : le communiqué revendiquant l’assassinat des moines de Tibehirine en 1996 parlait de l’obligation d’éliminer les chrétiens et les croisés. S’opposent en binôme tranché le dâr al-harb (demeure de la guerre - chrétienne) et le dâr al-islâm (demeure de l’Islam).
Les traductions du grec à l’arabe avaient fait la gloire de l’époque abbasside, bien avant les croisades ; le relais est pris dans l’autre sens par des traductions de l’arabe au latin, notamment dans les foyers espagnol de Tolède, et italien de Salerne : c’est par l’intermédiaire de l’arabe et du latin, que à travers deux traductions successives, les Européens connaissent notamment le philo-sophe grec Aristote. Ce mouvement se ralentit, puis s’arrête quasiment aux XIVe-XVe siècles. Mais, dès avant, aucune traduction en arabe n’est entreprise de textes européens : au Maghreb, on ne connaît ni Dante, ni Montaigne ni Shakespeare. Les Mille et une nuits ne sont traduites en fran-çais qu’au XVIIIe siècle et Ibn Khaldûn ne sera découvert et traduit qu’au XIXème siècle en France. S’installent durablement le clivage et un autisme transméditerranéen, avec tout son lot de stéréotypes et de blocages symétriques.
Au XVe siècle, les escadres portugaises vont par mer chercher l’or dans le golfe de Guinée et long-circuitent les itinéraires sahariens, appauvrissant et desséchant leurs terminus septentrio-naux: ainsi Tlemcen vé¬gète et s’appauvrit. Cette expansion est contemporaine du parachèvement de la Reconquista. Ancrée est la nostalgie d’un âge d’or perdu : une haute figure comme Larbi Ben M’hidi avait l’Andalousie au cœur de ses émotions.
Plus largement, les « grandes découvertes » européennes, une fois le cap de Bonne Espérance franchi, permettent aux Européens de s’approprier par voie maritime les échanges Asie-Europe, et bientôt de dominer les relations croissantes avec l’Amérique. D’où dessèchement et appauvrissement pour la Méditerranée et le monde islamo-arabe. Corrélativement, les grands intellectuels hardis de l’époque de l’Islam classi-que cèdent la place à des érudits qui répètent, parfois en beauté, mais qui ne créent plus. Ibn Khaldûn est la grande exception d’une période de repli, repli dont il a d’ailleurs pleinement cons-cience. Les centres de décision sont transférés vers le nord, vers l’Europe, et vers l’Ouest. A la veille de la révolution indus¬trielle de l’Europe nord-occidentale, l’Atlantique a en grande partie remplacé la Méditerranée comme lac intérieur primordial des échanges mondiaux.
Cette évolution est commune à l’Europe du sud, au Maghreb et au Proche-Orient. Mais, dans le territoire de l’actuelle Algérie, l’un des plus tournés vers son intérieur, le repli dut être ressenti comme plus accentué. Au XVIe siècle ottoman, Alger devient le centre de la course mari-time. Or la course est une réponse à une marginalisation par rapports aux circuits d’échanges majeurs : les nids de corsaires dalmates répondaient à la suprématie de la République de Venise sur la mer Adriatique.
Or, dans une Méditerranée secondarisée, la rente corsaire est amoindrie dans le courant du XVIIIe siècle, d’où le racket du beylik pour réquisitionner les blés des paysans, puis les vendre à la France ; d’où, avec les mauvaises récoltes du début du XIXe siècle, les prix délirants du blé et les famines, qui culminent avec celle de 1805 dont le beylik fait endosser la res-ponsabilité aux juifs, boucs émissaires ; d’où la sanglante émeute antijuive de juin 1805 relatée par l’historien Lemnouar Merouche, alors même que le dey Mustapha pacha II continue à vendre du blé à la France .
Pénurie et disette continuent durant les décennies suivantes pendant la conquête coloniale jusqu’au paroxysme de la grande famine de 1868 – là la paysannerie algérienne est affa-mée par une mauvaise récolte et par la déstabilisation du mode de production traditionnel sous les coups de boutoir du capitalisme colonial et les dépossessions qu’il charrie.
Dans la mémoire longue des Algériens, le rapport avec les voisins du Nord est marqué par le contentieux et le traumatisme de l’exclusion ; ils ressentent aussi d’avoir été marginali-sés par rapport aux voisins de l’est et de l’ouest : si une évolution assez semblable marqua l’ensemble du Maghreb, les centres intellectuels et culturels les plus prestigieux restèrent en-dehors de l’Al¬gérie : Fès (mosquée-université Qarawiyîn : des Kairouanais), Tunis (mosquée-université al-Zaytûna : de l’Olivier) et plus encore Le Caire (mosquée-université al-Azhar : la lumi-neuse) n’ont jamais eu d’équivalents algériens. Cette frustration s’accrut durant la période colo-niale.
-4- Répliquer à l’ordre colonial : essai d’approche dialectique
-a- Un entrelacement traumatique
Les Algériens ont, comme l’ensemble du monde islamo-arabe méditerranéen, regardé avec défiance l’Europe et le christianisme çalîbiyy depuis la reconquête de la Méditerranée portée par les croisades aux XIIe -XIIIe siècles par les marchands italiens. Mais le poids du passé colonial est bien plus douloureux en Algérie qu’en Tunisie ou au Maroc : nulle part une colonisation ne fut aussi pesante, une lutte de libération aussi sanglante. Les traumatismes et la déstructuration sociale et mentale portés par le colonialisme y ont durablement installé une culture du malheur tenant pour acquis que les Algériens étaient irrémédiablement constitués par la souffrance.
« ﻥﻴﺼﻠﺍ ﻲﻔ ﻮﻠ ﻮ ﻡﻠﻌﻠﺍ ﺍﻮﺒﻠﻄأ » : à la différence d’autres pays, désireux de chercher en temps utile la science jusqu’en Chine, et, pour commencer, au nord de la Méditerranée, l’Algérie connut une ouverture sur l’extérieure forcée, dans un contexte d’occupation, de dépendance et de dépos-session sans équivalent : l’ouverture ne fut pas librement recherchée, comme ce fut le cas lors de la période des Tanzimât de l’empire ottoman, puis des Jeunes Turcs ; ou en Égypte avec Mo-hammed Ali : rien de comparable à la mission qu’il envoya à Paris en 1826, sous la conduite de Rif‘a al-Tahtâwî , de 44 savants égyptiens, chargés de s’initier aux sciences de infidèles pour com-prendre les raisons de leur puissance et en faire profiter l’Égypte ; et ce fut d’Égypte que partit le mouvement de la Nahda.
Rien de comparable non plus au collège Çâdiqî (المعهد الصادقي), grande école bilingue franco-arabe fondée par le pacha Kheireddine, lui aussi grand admirateur de la France, début 1875, six ans avant la conquête française de la Tunisie. Les Algériens ont eu le sen-timent d’avoir été des mal-aimés de l’histoire au regard de l’Europe, voire par rapport à leurs voi-sins maghrébins et par rapport au Machreq.
Cependant, les élites issues d’une école française chichement dispensée à la masse, mais aussi les travailleurs émigrés découvrant une société inédite et le mouvement ouvrier, purent être séduits par tels modèles français – nombre d’Algériens ont dit l’admiration qu’ils portaient à leurs professeurs français. Il y eut des séductions, qui purent tourner à la fascination chez les « Jeunes Algériens », chez Ferhat Abbas – il tenait au Caire ses conférences de presse en français, à la grande incompréhension des Égyptiens : un Arabe, ça parle arabe ! Mais si séduction il y eut, ce ne fut pas dans l’ouverture librement recherchée, ce fut, en ambivalence, dans un contexte trau-matique de soumission au système colonial.
D’un côté, face aux arrogants modèles coloniaux, il y eut fascination compensatoire pour l’Orient islamo-arabe, de l’autre il y eut bel et bien un entrela-cement, remarquable par exemple du point de vue de la langue : longtemps le français n’eut pas vraiment le même statut qu’en Tunisie et au Maroc et la dârija algérienne est davantage pénétrée de vocables français . En algérien, d’ouest en est, saiyâra se dit « karoussa », « lauto », « tonobil » ou « taxi » ; masbah se dit « piscina », la déprime du mal vivre se dit « dégoutage ».
Donnons la parole au fils d’Augustin Berque (1884-1946), lequel fut un administrateur particulièrement au fait de la société rurale algérienne, puis Directeur des Affaires indigènes : à Jacques Berque (1910-1995), né à Frenda, ayant vécu aux côtés des Algériens, grand islamologue arabisant et traducteur du Coran : « La France et l’Algérie ? On ne s'est pas entrelacé pendant 130 ans sans que cela descende profondément dans les âmes et dans les corps ». Cette formule célè-bre, souvent citée, l’est entre autres par Mohammed Harbi dans ses mémoires .
De fait, la dis-crimination coloniale put être une occasion d’ouvertures et de relations avec des Français. Le système de dépossession des terres bénéficia certes à des petits colons qui vivaient au-dessus des Algériens, mais qui malgré tout purent coexister avec eux et les connaître – on a déjà mentionné Victor Spielmann. Nombre d’entre eux, de l’Oranie au Constantinois, avaient dû apprendre l’arabe pour communiquer avec leurs ouvriers agricoles ; et en Oranie, les spécialistes de la taille de la vigne furent souvent des Kabyles. Bref, l’historien ne peut faire l’économie d’une analyse dialectique sur le temps moyen qui prenne en compte les sources de l’identité algérienne eu égard au vécu des Algériens colonisés. En histoire, toute identité est dynamique : elle est identification, et même, comme l’a bellement montré Michel Serres, souvent un patchwork, un tissu d’arlequin provenant de plusieurs sources d’identification .
-b- Une identité à source unique ?
Ce fut l’émir Abd El-Kader, étudié notamment par le regretté Bruno Étienne et par Fran-çois Pouillon , qui esquissa l’édification d’un État proprement algérien. D’une grande famille chérifienne de la région de Mascara, il était un shaykh mystique qâdirî admirateur d’Ibn ‘Arabi et un pieux hâjj, doublé d’un savant éclairé, poète et théologien. De retour de pèlerinage avec son père Mahieddine, il avait séjourné tout jeune au Caire où il avait connu le pacha d’Égypte Mohammed Ali.
Il admira son entreprise en cours de modernisation de l’Égypte, et il voulut s’en inspirer pour bâtir son armée et son État. Il tenait à jeter les bases d’une Algérie, à la fois musul-mane, éclairée comme il l’était, et moderne : on pourrait, en recourant au vocabulaire de l’Europe « des Lumières » du XVIIIème siècle, le qualifier de despote éclairé musulman. Désigné à 25 ans en 1832 sultan par une assemblée de chefs, il sut s’entourer de conseillers de diverses provenances, il se montra stratège et tacticien dans sa guerre de résistance, à la fois guerrier et homme de paix – il signa en 1837 avec son adversaire, le général Bugeaud, le traité de la Tafna.
Il fut aussi un administrateur, il jeta les bases d’une réforme de la fiscalité et d’une œuvre d’éducation. Mais, s’il parvint un temps étendre son pouvoir sur deux tiers de l’Algérie, il ne dé-passa guère Bejâïa vers l’est : le beylik de Constantine resta aux mains de Hadj Ahmed bey jusqu’à la difficile conquête de Constantine par les troupes françaises en 1837.
Le gouvernement de l’émir fut précaire, dans l’instabilité de l’état de guerre et du harcèlement par les troupes enne-mies après la rupture du traité de la Tafna par Bugeaud en 1839; mais il eut aussi à affronter la segmentation de sa société : il dut mettre le siège devant la forteresse de la confrérie rivale des Tijâni d’Aïn Mahdi, au sud du djebel Amour, avant de la prendre d’assaut, et réprimer des tribus indociles comme les Banû Zaytûn. Cela n’empêcha pas son ouverture d’esprit de lui faire connaî-tre et apprécier des Français : Monseigneur Dupuch, évêque d’Alger, avec lequel il partagea des préoccupations spirituelles, ou le général Daumas avec lesquels il entretint une correspondance assidue – ils avaient notamment en commun l’amour des chevaux . Abd El-Kader comprenait et lisait sans doute le français, mais il ne le parlait pas, ou ne voulait pas le parler.
A partir de la fin du XIXe siècle, les rares Algériens éduqués dans les écoles françaises devinrent des notables, petits ou grands, que l’on dénomma alors « Jeunes Algériens » ; parmi eux des instituteurs (dont Larbi Fekar de Tlemcen, Rabah Zenati, de Taourirt-el-Hadjadj, qui enseigna dans le Constantinois…), des avocats et nombre de médecins (le docteurs Taïeb Morsly, fonda-teur à Constantine d’une amicale des citoyens français d'origine indigène, l’ophtalmologue Belka-cem Bentami et son frère neurologue Djilali, de Mostaghanem, le docteur constantinois Mo-hammed Bendjelloul, fondateur en 1830 de la Fédérations des Élus musulmans du département de Constantine) et, né en 1899 à Taher, le pharmacien de Sétif Ferhat Abbas, le futur dirigeant de l’UDMA.
Un Mohammed al-Aziz Kessous, originaire d’une famille de commerçants de Collo, fut enseignant et journaliste. Quelques Jeunes Algériens sont de grands commerçants, comme Omar Bouderba à Alger, entrepreneurs de transport comme Larbi Bendimered de Tlemcen. Il y eut pour tous une vraie séduction pour les modèles français d’éducation et de culture. On remarque chez eux un mimétisme patent : ils sont habillés à l’européenne, avec costume, gilet et cravate, mais ils sont aussi généralement coiffés du tarbouche musulman distinctif. Dans sa thèse sur Né-droma, marquée par quelques grandes familles (Ben Rahal, Nakkache…), Gilbert Grandguil-laume considère que cette ville fut une cité à s’être quasiment auto-colonisée.
Tous les Jeunes Algériens ont la maîtrise de la langue française et la parlent mieux que beaucoup de Français ; et certains, même, sont très peu cultivés en arabe : Ferhat Abbas n’avait peut-être pas même la pleine maîtrise du dialecte de son terroir originel djidjellien. Politiquement, ils veulent l’assimilation à la France dans le statut personnel musulman, assimilation signifiant pour eux ré-alisation de l’égalité avec les Français ; mais quelques uns vont jusqu’à « se naturaliser » en l’abandonnant.
C’est aussi pour l’égalité que milite le petit-fils de l’émir Abd El-Kader, l’émir Khaled Bel Hachemi , secondé notamment par son compagnon en militance Victor Spielmann. Il est resté un emblème de la revendication anticoloniale, mais le seul mot d’ordre effectif de son journal L’Ikdam fut la revendication d’une représentation des Algériens au Parlement français. Il avait passé sa jeunesse à Damas, d’où où il était venu en 1892, âgé de 17 ans, en Algérie avec son père El Hachemi.
Il avait commencé ses études secondaires au collège catholique des Lazaristes de Bab Touma à Damas, et il les termina au lycée Louis le Grand à Paris, totalement bilingue, pou-vant sans difficulté aucune passer de l’arabe au français et vice-versa. Puis on le retrouve élève à l’école d’officiers de Saint Cyr dont il sort en 1897. Il devint « lieutenant », puis fut nommé « capi-taine indigène », cela à titre exceptionnel – normalement, les « indigènes » non « naturalisés » comme lui ne pouvaient dépasser le grade de lieutenant –, et c’est à ce titre qu’il combattit sur le front français pendant la première guerre mondiale.
Les photographies de Khaled jeune montrent un fringant Saint Cyrien en uniforme, il est à Paris un familier de Saint Germain des Prés. Mais non sans cultiver, dès avant la première guerre mondiale et surtout après, son look de sharîf, avec costume adéquat le faisant ressembler à son grand-père, qu’il a connu puisqu’il avait 8 ans à sa mort à Damas : il se mettait ainsi en scène, pour le public algérien, en authentique Algérien, à dessein dans ses représentations les plus patriciennes il est vrai.
Devant les injustices et les frustrations portées par le pouvoir colonial, les Algériens, selon la formule de Jacques Berque, se retranchèrent dans un Islam, signifiant un « bastion de repli » ; repli, voire crispation sur des schèmes identitaires revendiquant une islamo-arabité conçue comme un tout et réfutant démonstrativement toute concession avec l’héritage colonial.
L’Islam est au centre des références, il est mentionné expressément dans l’appel du 1er novembre 1954, dans l’inspiration de la célèbre trilogie de shaykh Ibn Bâdis, laquelle commence par la mention de la religion musulmane, puis de la langue arabe et se termine par celle de l’Algérie : « l’Islam est notre religion, la langue arabe est notre langue, l’Algérie est notre patrie ». C’est ce qu’assénera encore au régime déclaré socialiste de Ben Bella le shaykh Bachir al-Ibrahimi, le successeur d’Ibn Bâdis, le 15 avril 1964, lors du 24ème anniversaire de la mort du fondateur de l’Association des ‘ulamâ’ : il représenta aux gouvernants algériens d’alors que « les fondements théoriques de leur action doivent être puisés non dans des doctrines étrangères mais dans nos racines arabo-islamiques ». Pourtant, tous les dirigeants de l’Algérie indépendante, nommément socialistes ou non, ont invoqué l’Islam, de Ben Bella à Bouteflika.
La référence musulmane, toujours en osmose avec celle arabe, est de fait récurrente dans les débats algéro-algériens. Actuellement, le grand chantier à venir d’Alger est une mosquée dont, si elle est consturite, le minaret atteindra 320 mètres de hauteur, soit la même hauteur que la tour Eiffel, mais 120 mètres de plus que la mosquée Hasân II de Casablanca. Pourtant, le shaykh Ibn Bâdis, qui était d’une famille de a‘yân de Constantines, y avait, dans sa proche famille, un Mou-loud Ibn Bâdis, avocat côté, et un Mohammed Ibn Bâdis, grand notable et conseiller municipal de Constantine : il vivait près des Jeunes Algériens, il appelait de ses vœux une coexistence entre Français et Algériens et une symbiose culturelle fraternelle. N’écrivait-il pas en 1926
« Dans ce pays, il y a deux langues fraternelles, à l’image de la fraternité et de la nécessaire union de ceux qui les parlent – pour le plus grand bonheur de l’Algérie –, ce sont l’arabe et le français. Nous souhaitons que les autorités responsables et les personnalités disposant de moyens matériels et intellectuels, puissent coopé-rer, afin de mettre sur pied un enseignement double franco-arabe, dont les fruits profiteraient à tout le monde. » ?
Par là, il entendait défendre l’arabe en le mettant à égalité avec le français ; mais, on le voit, rien de comparable avec les allégations, entendues à Alger en novembre 1986, d’un Mouloud Kacim Naïth Belkacem selon lequel, au contraire du français, l’arabe et l’allemand avaient en commun d’être des langues riches.
Si surtout l’élite des Algériens colonisés connut une évolution culturelle historiquement importante et une vraie ouverture, elle eut toujours peu ou prou à se justifier de s’être mise à l’école des Roumis, cela pour se faire accepter de la société et/ou pour soulager sa culpabilité. Il y eut propension à s’arrimer à des valeurs refuges, crispées, voire mythifiées. Comme l’a analysée Omar Carlier , la société algérienne, en même temps repliée et ouverte de force sur l’Europe, devint à la fois la plus moderne et la plus traditionnelle du monde islamo-arabe. Pour la grande majorité des Algériens, leur foi resta une foi simple et vécue simplement, comme le sont naturel-lement dans tous les peuples toutes les religions.
Mais on a pu voir dans l’Islam, autant et parfois plus que l’adhésion religieuse du croyant, une portée politique, une portée nationale. Dans les textes en arabe, tracts et autres, de l’ALN pendant la guerre de libération, la référence au mujâhid (moudjahid) supplante la référence au munâdil (militant) de l’époque de l’ÉNA et du PPA. Mais il n’y eut guère de réflexion proprement religieuse, guère de spéculation théologique dans l’appel à l’urgence du jihâd : c’est l’appartenance à la communauté universelle des croyants exprimée par la langue de la révélation qui authentifie l’algérianité.
Mubârak al-Milî, le compagnon à l’association des ‘ulamâ’ de shaykh Ibn Bâdis, dans son livre Tarîkh al-jazâ’ir fî al-qadîm wa al-hadîth (Histoire de l’Algérie des temps anciens à nos jours), paru pour la première fois en 1930 , ne dit factuellement pas des choses très différentes des li-vres des historiens français coloniaux ; même si l’on y trouve des réflexions propres à l’auteur, ce sont fréquemment les mêmes faits qui sont notés, mais avec souvent inversion des présupposés des auteurs coloniaux.
Et, en plus politique, Ahmed Tewfik al-Madanî, avec son Kitâb al-Jazâ’ir (livre de l’Algérie) de l’entre deux guerres et sa Guerre de 300 ans vers 1966/1967, est pour l’Algérie le grand fabricant d’histoire nationale algérienne, un peu ce qu’Ernest Lavisse, fabricant d’histoire nationale française, fut à la France. En plus érudit et plus détaillé, les six volumes de ‘Abd al-Rahmân al-Jilâli Tarikh al-jazâ’ir al-‘âm (histoire générale de l’Algérie) suivent des logiques sem-blables ; et Othmân Sa‘âdî estime de son côté que les Algériens sont d’origine arabe, provenant du Yémen, avant même les Phéniciens – Saint Augustin, évêque d’Hippone (Annaba) et origi-naire de Thagaste (l’actuelle Souk Ahras), écrivait 1 600 ans auparavant qu’étaient déjà répandues chez ses compatriotes des histoires racontant leur origine orientale. Abû al-Qâcim Sa‘adallâh est un auteur d’histoire factuelle d’inspiration nationaliste, mais il ne va pas jusqu’à affirmer comme Mouloud Kacem Naïth Belkacem que l’Algérie était avant 1830 une grande puissance.
On comprend donc pourquoi, faute d’avoir osé parier sur des interlocuteurs politiques comme Ferhat Abbas, et l’avoir finalement fait rejoindre le FLN car il n’y avait pas in fine d’autre solution, le pouvoir français suscita la levée de la thawra du 1er novembre 1954 : huit des neuf chefs historiques du FLN étaient enracinés dans le terroir profond de l’Algérie rurale, et encore l’Algérois Didouche provenait-il d’une famille installée depuis peu à Alger.
Deux étaient issus de grandes familles, l’un de la plus illustre noblesse chérifienne kabyle, était aussi bon arabisant (Hocine Aït Ahmed), l’autre d’une non moins prestigieuse famille de jawâd de M’sila (Mohammed Boudiaf), quand Mohammed Larbi Ben M’hidi provenait d’une famille maraboutique, certes moins réputée, mais notable d’Aïn M’lila, entre Constantine et Batna. Mostefa Ben Boulaïd, né à Arris dans l’Aurès, était un entrepreneur et bourgeois de village aisé du Sud Constantinois ; Ahmed Ben Bella, de famille moyenne, issu d’un milieu de zâwiya marocaine, fut un adjudant de l’armée française avant de devenir conseiller municipale de son bourg frontalier de Marnia.
Belkacem Krim était le fils d’un garde-champêtre kabyle. Mourad Didouche, fils de petit patron de restaurant et de hammam, était un déclassé ; le MTLD le revigora en lui donnant un statut reclas-sé de militant. D’origine également très modeste du Constantinois, un Rabah Bitat devait aussi pratiquement tout au parti. Mohammed Khider enfin était un Biskrî de famille modeste, qui fut un autodidacte, notamment en langue arabe, après son départ pour l’Égypte en 1951.
Les neuf chefs historiques étaient tous passés par l’école française, mais seuls Aït Ahmed et Boudiaf avaient fait des études secondaires, sans toutefois pousser jusqu’au baccalauréat ; Ben Bella, lui, était allé jusqu’en classe de 4ème. Un point commun : leur nationalisme était pour eux plus ou moins consciemment le vecteur d’une revanche leur permettant de supplanter le maître colonial dans son contrôle sur la société algérienne ; et ils furent représentatifs de cette société en cela que, confrontés à la domination coloniale, ils leur brûlait de faire advenir l’identité algérienne. C’est sur fond de crise et d’éclatement du MTLD entre messalistes et centralistes dans l’été 1954 que se profile la naissance du FLN et le recours aux armes du 1er novembre 1954. Volens nolens, l’identité algérienne fut forgée dans la forge coloniale française, contre elle et à ses dépens.
-c- Colonialisme français et identité algérienne
Un exemple : l’incorporation dans l’armée française de 173 000 Algériens de 1914 à 1918 leur valut d’être plongés, comme les Français et comme les Allemands, dans les boucheries de Verdun et du Chemin des Dames ; et pendant la deuxième guerre à 120 000 d’être mobilisés et de contribuer à la victoire sur l’Allemagne nazie . On sait que l’adjudant Ben Bella combattit à la bataille de Montecassino. Il y eut en 1914 deux cas d’indiscipline dans deux régiments de tirail-leurs algériens et un cas dans un régiment de zouaves (principalement Juifs d’Algérie). Épouvan-tés, ils avaient fui devant les soldats allemands, et ils furent punis par des décimations : un homme sur dix des trois compagnie où ils étaient respectivement incorporés furent fusillés .
Puis, avec la stabilisation du front et le paternalisme guerrier des officiers de tirailleurs – il y en avait encore pour parler ou apprendre l’arabe –, ce fut la soumission, et même l’entrain au com-bat, ce que les officiels militaires français ont appelé « le loyalisme » : il y eut de fait une certaine égalité devant la mort dans la boucherie qui broyait les hommes quels qu’ils fussent. C’est en tant que « capitaine indigène » de l’armée française que l’émir Khaled combat sur le front français en 1914-1918.
La paix revenue, il se lance dans la politique et il devient le premier za‘îm de la protes-tation algérienne – il demande, on l’a dit, non l’indépendance, mais des élus algériens à la Cham-bre des députés à Paris, ce qui est suffisant, vu son audience grandissante, pour embarrasser le pouvoir colonial. Gênant, il est exilé par le GG de l’Algérie à l’été 1923, en Égypte d’abord, puis en Syrie où il avait passé son enfance (1875-1892), et où il retourna finir ses jours (1925-1936).
Le premier polytechnicien algérien (1867-1937) , le colonel Chérif Cadi, originaire de Souk Ahras, à la fois se fit naturaliser français (en acceptant donc de perdre son statut juridique musulman), mais il raffermit sa foi aux lieux saints où il fut envoyé en mission, tout en suscitant toujours plus ou moins d’inquiétude chez ses supérieurs… S’il avait été un Français de l’hexagone français, il aurait sans doute fini général : même avec la naturalisation, même avec la citoyenneté française, même avec une prestigieuse formation à l’École polytechnique, la discrimination colo-niale subsistait.
Et lorsqu’une femme française épousait un Algérien, elle acquérait aussi son statut d’indigène, reléguée au 2e collège après 1947. Dans l’Algérie coloniale, longtemps durant, le terme d’Algériens avait été confisqué pour désigner les Européens d’Algérie. La Dépêche parlementaire écrivait en juin 1914 du nouveau président du conseil français, René Viviani, né à Bel Abbès en 1862 et fils d’un conseiller général d’Oran sous le Second Empire, « cet Algérien a les défauts de sa fâcheuse origine ».
Dans le même temps, l’école française qui put au départ se heurter à des résistances chez les Algériens , refusa de plus en plus des élèves dans l’entre-deux guerres : alors que la France de l’hexagone était pour eux quasiment terra incognita avant 1914, la manière de voir des Algériens fut transformée par la découverte d’un monde inconnu d’eux que la première guerre mondiale occa-sionna et qui les impressionna : 173 000 soldats et 120 000 ouvriers – près de 300 000 Algériens jeunes – connurent respectivement le monde des tranchées et celui de l’usine. Pour autant, la barrière coloniale ne fut pas levée ; elle demeura, intangible.
La logique ethniciste coloniale a enfin contribué à rendre suspecte la question de l’identité berbère en Algérie dans le nationalisme algérien : à renvoyer ceux qui voulaient la poser à une collusion avec les catégories de l’occupant français, à une trahison de l’identité algérienne, laquelle avait été définie sans retour selon la trilogie de shaykh Abdelhamid Ibn Bâdis déjà citée, et à la-quelle adhérait manifestement l’ensemble du nationalisme algérien.
Sauf qu’éclata à la direction du MTLD la crise berbériste de 1949, dont le Tlemcénien Messali Hadj profita d’ailleurs pour purger la direction en éliminant notamment l’étoile montante du parti, le docteur Mohammed Lamine-Debaghine ; comme le za‘îm, il était arabophone – originaire, lui, de Cherchell – et musulman croyant. Mais la question, latente, ne cessa pas d’être posée.
Se fit jour, devant la primauté islamo-arabe, une conscience berbère réactive. Elle débou-cha, suite à l’interdiction d’une conférence de Mouloud Mammeri, sur le « printemps berbère » d’avril 1980, et trois mois plus tard au séminaire de Yakouren qui mit en forme le programme du Mouvement culturel berbère ; il y eut d’autres mouvements, des boycotts scolaires, et, en 1994 la création, assez formelle, du Haut commissariat à l’amazighité.
D’une part la berbérité put être ressentie comme moins honorable que l’arabité, comme l’indique l’idéologie officielle inspirée de celle des ‘ulamâ’ – le shaykh Ibn Bâdis reconnaissait cependant ses origines sanhajî, donc berbè-res. Ou vue à l’inverse comme la marque d’une valeur spécifique débouchant sur le MCB.
Ainsi les Algériens oscillent entre définition, dévalorisation et survalorisation de leur moi collectif. Ils peuvent s’affronter sur ces questions d’identité, même si et parce qu’ils se ressemblent, alors que, en histoire, les identités multiples ne se comptent pas et qu’existent des processus en évolution permanente et jamais figés : on peut très bien, et on est souvent deux choses, ou plus, à la fois. Bien des berbérophones sont d’excellents arabisants qui, sans se départir de leur attachement à l’amazigh, reconnaissent sincèrement que l’arabe est une très belle langue. Il faut enfin rappeler que le foyer originel de la revendication indépendantiste se situa en dehors de l’Algérie.
-d- Le mouvement national algérien , de Paris à l’apatriement à Alger
Même si avant 1914 quelques milliers d’Algériens, Kabyles pour l’essentiel, travaillaient à Paris, dans le Nord, dans la région marseillaise et dans la région de Lyon-Saint Étienne, c’est pen-dant première guerre mondiale que fut déclenchée la première grande vague de l’émigration algé-rienne : de 1914 à 1918, furent recrutés au total, soit comme tirailleurs, soit comme ouvriers plus de la moitié de la classe d’âge des hommes de 20 à 30 ans. Elle offrit pour la première fois à ces jeunes gens la découverte d’un monde inouï et de nouveaux horizons, pour le pire et pour le meilleur. Et la France fut bien le creuset originel du mouvement national algérien militant.
En 1918, lors de son service militaire à Bordeaux, Messali, étudié notamment par Benja-min Stora , découvre la France, avant de se fixer à Paris avec sa compagne Émilie Busquant, fille d’un ouvrier militant anarcho-syndicaliste de Neuves Maisons, ville de mines de fer et de sidérur-gie, à 12 km au sud de Nancy. Sur sa tombe au cimetière de Neuves Maisons, une seule mention : « Ici repose Madame Messali ». C’est à Paris que Messali découvre le mouvement ouvrier fran-çais ; durant plusieurs années, il est adhérent du PCF à l’époque de son militantisme anticolonial, et c’est en 1926 qu’est fondée par Abdelkader Hadj Ali l’Étoile nord-africaine, à l’origine organi-sation satellite du Parti communiste français – c’était le jeune PCF qui, le premier, avait demandé, dès 1920, l’indépendance de l’Algérie. Messali participe en 1927 au congrès international anti-impérialiste de Bruxelles, dans la mouvance communiste. Mais l’année suivante, c’est la rupture avec la tutelle du PCF. Fin 1929, l’ÉNA est interdite, puis l’ÉNA est reconstituée sous le nom de Glorieuse Étoile nord-africaine (GÉNA).
La GÉNA organise des meetings en France et en Belgique. Le 5 août 1934, se tient son assemblée générale, rassemblant 800 participants à Levallois-Perret, à moins de 3 km ou nord-ouest des Champs Élysées. C’est à cette occasion que, pour la première fois, le drapeau algérien, qui aurait été cousu par sa compagne Émilie, est présenté en public. Et c’est le 2 août 1936 que Messali prit d’autorité la parole au meeting du Congrès musulman algérien au stade municipal d’Alger pour affirmer fortement la revendication de l’indépendance de l’Algérie, saluée par des acclamations. Début 1937, alors même que la GÉNA fait partie des initiateurs du Front popu-laire, vainqueur aux élections législatives du printemps 1936, elle est interdite par le gouverne-ment Blum.
C’est alors que Messali (r)apatrie en Algérie le parti qu’il fonde peu après, le Parti du Peuple algérien. Au premier semestre de 1936, il avait dû se réfugier en Suisse où il se lia avec Chekib Arslan, nationaliste arabe dans la ligne de la Nahda, qui publiait le journal La Nation arabe. Donc Messali est constitué par des sources variées, et s’il apparaîtra comme un emblème, comme le za‘îm adulé par les foules, il sera aussi un politique pour qui le recours aux armes n’apparaissait pas comme une fin en soi mais comme un moyen pour peser sur une solution politique qu’il pen-sait inéluctable, et devant passer par des négociations avec les Français pour faire triompher une cause algérienne, aussi orchestrée et popularisée au niveau mondial – ce qui s’est finalement pro-duit. On sait que le PPA fut interdit en 1945 ; il prit le nom de MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques) fin 1946. C’est sur fond d’éclatement du MTLD entre messalistes et centralistes que naquit le 23 mars 1954 le CRUA (Comité révolutionnaire d’Unité et d’Action), d’où est issu le FLN (Front de Libération nationale) le 10 octobre 1954.
Mais pour revenir à l’ÉNA des origines, est-il indifférent de se poser la question de la désignation de son président : pourquoi des militants, très majoritairement kabyles, berbéropho-nes, mirent-ils deux arabophones issus de l’Oranie à leur tête ? Successivement, et brièvement, Abdelkader Hadj Ali, de Relizane, puis, plus important, le citadin Messali, Tlemcénien : s’agit-il là d’une métaphore à peine anticipatrice de la trilogie identitaire du Constantinois Ibn Bâdis ? Constantine-Tlemcen : le territoire de la patrie algérienne, seul espace auquel peut correspondre l’invention de la nation algérienne.
Conclusion
Il y eut donc en Algérie une cruelle ambivalence de rapports avec des valeurs présentées comme universelles par le colonisateur – éducation, rationalité, démocratie –, mais bafouées par lui ou utilisées comme instruments de séduction, donc de pouvoir, et constamment truquées. D’où en Algérie la propension à s’arrimer aux valeurs refuges crispées, mythifiées, de l’islamo-arabité qui furent d’autant plus proclamées qu’elles y avaient été davantage déstabilisées.
Les Algériens ont donc regardé à la fois vers leur Est islamo-arabe et vers leur Nord français. Leur par-ticularité n’est-elle donc pas qu’ils auraient quelque part oscillé entre, été tiraillés par une double identification, par une double conscience – d’aucuns diraient une triple ou une multiple cons-cience ? Germaine Tillion n’a-t-elle pas donné pour titre lumineux à l’un de ses livres Les ennemis complémentaires ? A ce propos, les analyses célèbres d’Albert Memmi sur la distinction radicale en-tre colonisé et colonisateur ne risquent-elles pas d’être trop dichotomiques ?
Que penser des instituteurs algériens formés à Bouzarea, quels qu’aient pu être leurs sentiments ? Que penser par exemple d’un Rabah Zenati, à la fois partisan déclaré de l’assimilation à la France et se rendant compte qu’elle est illusoire ?: il fait paraître la même année (1938) aux Publications du Comité de l’Afrique française Le problème algérien vu par un indigène , préfacé par le très officiel auteur colonial Jacques Ladreit de Lacharrière, et aux éditions Attali de Constantine, sous le pseudonyme de Hassan, Comment périra l’Algérie française .
Et on a vu que, pas plus que la Fédération des Élus, le shaykh Ibn Bâdis ne revendiqua l’indépendance de l’Algérie : contrairement à ce qui put être pro-clamé, les ‘ulamâ’ ne furent pas à l’origine du 1er novembre 1954, ils rallièrent tardivement le FLN. Simplement, le nationalisme algérien avait besoin de leur caution et il fit globalement sien leur schéma identitaire dans la lutte de libération nationale, et au-delà.
Pour terminer, on rappellera que, notamment depuis la guerre de libération algérienne, les historiens français ont considérablement évolué, et il n’en reste guère plus aujourd’hui qui soient encore des thuriféraires de la colonisation (cf. quelques titres ci-dessous). Serait-ce que, comme l’a écrit Pierre Vidal-Naquet, la guerre a fait évoluer les historiens ? Ou simplement que le colonia-lisme et le nationalisme français sont maintenant beaucoup moins pesants au cœur des préoccu-pations des historiens.
En tout cas, les historiens français se sont dans l’ensemble davantage pen-chés sur l’histoire de l’Algérie que sur l’histoire des voisins, Tunisie et Maroc. Peut-on émettre le vœu que, dans la sérénité, soit méditée la possibilité d’aboutir un jour à l’équivalent franco-algérien du récent manuel d’histoire franco-allemand qui a tenté de donner une histoire à deux voix surmontant un contentieux historique plus que séculaire ?
Même si chercheurs français et chercheurs algériens ne disent pas forcément la même chose, et, même si dans leurs rangs respec-tifs, il ya divergence, mais aussi débat, l’histoire commune franco-algérienne est si dense que tou-tes les tentatives d’échanges doivent être encouragées entre historiens libres.
En épilogue, formons le vœu que cette idée puisse connaître des développements riches pour aider à traiter sereinement de l’histoire d’un contentieux historique, lui aussi plus que sécu-laire, à égalité entre Français et Algériens ; cela autrement que par la célébration des « “aspects positifs” de la présence française Outre-mer, notamment en Afrique du Nord », ou l’invitation convenue à une « repentance ». Sans compter que ni les Algériens ni les Français n’ont le mono-pole de l’histoire de l’Algérie : il existe nombre d’historiens d’autres pays.
La grande somme sur l’histoire de la guerre de 1954-1962, due à l’Allemand Hartmut Elsenhans, publiée en allemand en 1974, traduite en français et publiée en 1999 chez Publisud, reste de nos jours encore largement ignorée, tant des publics algérien que français. Cela bien que l’histoire, comme toutes les sciences humaines, et comme toutes les sciences tout court, soit un bien humain universel.
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Gilbert Meynier
Ex-professeur au lycée Pasteur, Oran (1967-1968)
Ex- enseignant à l’université de Constantine (1968-1970)
Professeur émérite de l’université de Nancy II
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