L\'Emir Abd el Kader

Nation et narration dans la diffusion sportive : l'exemple des courses de chevaux dans l'Algérie coloniale

Nation et narration dans la diffusion sportive : l'exemple des courses de chevaux dans l'Algérie coloniale

Philip Dine

School of Languages, Literatures and Cultures National University of Ireland, Galway University Road Galway, Ireland

 

 

 

PLAN DE L'ARTICLE

 

POUR CITER CET ARTICLE

Philip Dine « Nation et narration dans la diffusion sportive : l'exemple des courses de chevaux dans l'Algérie coloniale », Ethnologie française 4/2011 (Vol. 41), p. 625-632.
URL : www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2011-4-page-625.htm.
DOI : 10.3917/ethn.114.0625.

 

 

 



L'essor simultané et symbiotique des jeux modernes et du journalisme de masse explique l'intérêt que manifestent pour le reportage certains chercheurs voulant comprendre le processus de la diffusion sportive. Deuxième coïncidence constatée par ces mêmes historiens des pratiques corporelles, l'avènement du système mondial des sports et la montée, puis la chute, des empires coloniaux européens. Dans cette optique, l'empire le plus étudié est certainement celui de la Grande-Bretagne qui envisageait le sport comme « la principale exportation spirituelle », servant à la fois de « métaphore éthique, de symbole politique et d'ancrage culturel » [Mangan, 1992 : 1-10]. Ce lien entre jeux et colonies offre à l'historien des représentations sportives un champ de recherche d'une richesse remarquable, tant dans le cadre de la « plus grande France » que dans celui, bien davantage exploré et explicité, de son grand rival britannique. Le présent texte est une tentative de contribution à ce travail plus vaste et toujours en cours. Dans le cadre colonial français, l'analyse de la construction discursive de la nation sportive est susceptible de nous fournir des éléments d'explication quant aux modalités de « l'inscription du pouvoir colonial dans le corps et dans l'espace de l'Autre » [Slemon, 1991 : 3]. Plus précisément, la relecture critique et proprement « archéologique » du récit sportif impérial nous permet de contribuer à l'analyse épistémologique de la domination coloniale, notamment en ce qui concerne les « rapports entre les formations discursives et des domaines non discursifs (institutions, événements politiques, pratiques et processus économiques) », pour reprendre une formulation devenue classique [Foucault, 1969 : 212].

2 Dans la discussion suivante, l'articulation du savoir par le biais des récits de la diffusion sportive sera considérée comme un instrument du pouvoir colonial dans les premières décennies de la présence française en Algérie. Ce sont les courses de chevaux qui retiendront ici notre attention. Constituant simultanément une innovation sur le plan ludique et un renforcement des infrastructures de transport militaire, ce sport doublement « pionnier » nous obligera à nous concentrer sur la monarchie de Juillet et sur le Second Empire plutôt que sur les républiques ultérieures. Pour illustrer notre propos, deux textes coloniaux seront analysés : un mémorandum administratif et un article de journal. Nous en proposerons une lecture détaillée, évoquant au passage des mémoires et des récits littéraires également susceptibles de faciliter notre compréhension de cette dissémination historique. Notre approche soulignera la construction discursive de l'identité nationale et de l'altérité raciale, ainsi que le lien structurant entre les stratégies narratives et les hiérarchies organisationnelles du sport retenu pour cette étude. Sur le plan méthodologique, nous profiterons des aperçus des théoriciens « généralistes » de la narration, comme de ceux des spécialistes de la rhétorique impérialiste, afin de démontrer que « le colonialisme a toujours été un processus culturel dont les découvertes comme les offenses furent alimentées par des signes, des métaphores et des récits » [Thomas, 1994 : 2].

3 Évidemment, les courses hippiques existaient en Afrique du Nord bien avant le débarquement des soldats de l'expédition d'Alger en 1830. Cependant, sous sa forme coloniale « sportisée », cette pratique corporelle sera manifestement compétitive, régularisée, rationnelle et sexuée. Qui plus est, ce premier sport moderne introduit, codifié et encadré par des militaires, proposera une grille de lecture de la rencontre coloniale qui établira durablement les statuts sportifs du colonisateur et du colonisé. Informés par une conception proto-darwinienne du monde naturel et de l'ordre politique, les récits hippiques serviront de modèle sportif pour l'articulation ultérieure du statut subalterne des populations colonisées. Ces récits font partie intégrante d'un discours colonial plus vaste, puisant dans son réservoir de figures rhétoriques, de catégories conceptuelles et d'opérations logiques. Pourtant, le caractère inédit du spectacle sportif hippique permettra une représentation originale des relations de pouvoir constitutivement inégalitaires de la colonie, en soutenant – sinon en renforçant – une discrimination racialisée tant explicative que justificative. Nous proposons donc de mettre en évidence la construction sportive des subjectivités dans le cadre colonial, soulignant ainsi « l'imbrication constante et polémique de la narratologie et de l'anthropologie », afin « d'apprécier l'altérité à sa juste valeur » [Bal, 1997 : 181-182].

Les courses de chevaux en Algérie coloniale, 1830-1860

4 Deux facteurs faciliteront le développement des courses hippiques en Afrique du Nord : la domination militaire de la colonie entre 1830 et 1870 (quand la perte des provinces françaises de l'Est marquera le début de la colonisation civile de masse) et les rapports symbiotiques entre l'armée et l'univers sportif naissant. À l'instar de leurs homologues britanniques, des officiers de la cavalerie coloniale française chercheront à réunir la distraction et l'utile par l'organisation de courses de chevaux dans les postes où ils se trouvent en garnison. Les principes d'organisation authentiquement modernes qui soutiennent ce vecteur militaire de diffusion sportive sont tout aussi pertinents dans le cadre algérien que dans le contexte impérial anglais : « Les courses de chevaux […] acceptaient la notion de handicap (donc d'égalité), et […] un certain degré de spécialisation, de rationalisation et de quantification (élevage des chevaux dans la perspective d'accroître leur vitesse ; sélection des meilleurs jockeys, utilisation de chronomètres pour comparer les performances…) » [Darbon, 2008 : 53-54]. À cette liste, nous pouvons utilement ajouter quelques-unes des stratégies rhétoriques caractéristiques du discours colonial – dont la surveillance (des populations indigènes), l'appropriation (du territoire colonisé), la classification (du colonisé comme objet ethnographique) et l'affirmation (de la « mission civilisatrice » de la France au Maghreb) [Spurr, 1993 : passim]. Ainsi, pendant les premières décennies de la présence française en Algérie, des militaires influents regarderont les courses hippiques non seulement comme une méthode agréable pour maintenir leur propre forme physique ainsi que celle de leurs chevaux, mais aussi comme un moyen de forger des liens avec des chefs de tribus récemment « pacifiées » et, qui plus est, de faire progresser la « mise en valeur » planifiée et scientifique de cette nouvelle colonie française.

5 La combinaison, chez les officiers de la cavalerie française, de sensibilités aristocratiques et de goûts sportifs modernes sert à encourager une nouvelle appréciation de l'expertise des cavaliers arabes au cours de la longue « pacification » de l'Algérie, entre l'invasion militaire de 1830 et la reddition honorable de l'émir Abd el-Kader en 1847, tournant historique qui permettra le début de la colonisation civile à grande échelle. Nicole de Blomac souligne que « c'est d'ailleurs à la poursuite de ce chef de guerre raffiné et cultivé […] que [le général] La Moricière et avec lui une génération de militaires ont appris à juger de la valeur de la cavalerie adverse, à en apprécier le sang oriental » [Blomac, 1991 : 240]. Tout comme la résistance de l'émir, la campagne de répression menée par La Moricière, sous la direction du général Bugeaud, avait totalement dépendu de la mobilité fournie par les chevaux. De plus, bien que la passion équestre partagée par le colonisateur militaire et le colonisé « de grande tente » ait puisé ses origines dans des histoires culturelles différentes, voire contradictoires, cette pratique corporelle a été néanmoins mobilisée avec succès par les partisans de cette première innovation sportive afin d'en faire un atout de la colonisation.

6 Apprécié depuis toujours en Algérie en tant qu'outil pratique et indice de prestige, le cheval servira ainsi de passerelle ludique entre la France conquérante et la société indigène. L'attitude magnanime d'Abd el-Kader est, de ce point de vue, de la première importance. Selon un officier danois volontaire de l'armée d'Afrique écrivant en 1840, « on le tient généralement comme le plus grand cavalier de la Berbérie » [Dinesen, 2001 : 29]. Cette impression est confirmée par les propres écrits de l'émir sur le sport hippique [Daumas, 2001 : 215-221]. Les témoignages des observateurs étrangers, particulièrement révélateurs à cet égard, non seulement confirment les compétences personnelles d'Abd el-Kader, mais soulignent aussi l'enivrement sportif des autres chefs féodaux. Ainsi, un voyageur anglais écrit en 1867 : « Ce passe-temps passionnant, auquel la noblesse algérienne se livre avec un enthousiasme que ne surpassent guère nos amateurs du turf les plus exaltés, était son exercice favori » [Churchill, 1971 : 48]. De tels récits de voyage mettent aussi en exergue la qualité du cheval « barbe » (ou berbère) et de son cavalier arabe, insistant sur la rapidité, la manœuvrabilité, la résistance et l'adaptation parfaite au terrain qui ont fait de ce duo homme-animal un adversaire tellement redoutable et redouté [Dinesen, 2001 : 33-37].

7 La valeur symbolique du cheval en Algérie est telle que c'est précisément en présentant sa propre monture au duc d'Aumale, le 23 décembre 1847, qu'Abd el-Kader marque solennellement sa reddition honorable aux Français [Étienne et Pouillon, 2003 : 53]. Lors des quatre années d'exil et d'emprisonnement qui suivent, l'émir continue de militer pour l'indépendance algérienne. Fait remarquable, il contribue aussi à un livre d'Eugène Daumas, général arabisant fondateur des « bureaux arabes ». Dans Les Chevaux du Sahara et les mœurs du désert [1851], Abd el-Kader confirme non seulement l'ancienneté, mais aussi la légitimité culturelle, ou même spirituelle, des courses de chevaux [Daumas, 2001 : 215]. L'émir fournit aussi une description technique des courses indigènes, typiquement disputées sur un parcours d'une longueur de trois à sept kilomètres, sur un terrain appelé djalba, avec des départs coordonnés, un règlement strict concernant le déroulement des courses, comme la remise des prix et des cadeaux et une interdiction complète (sur base coranique) du pari. Selon Abd el-Kader : « En y assistant, nous avons éprouvé la plus grande joie, sans parler de la gloire que nous y avons recueillie » [ibid. : 220]. Quant à l'aspect spectaculaire de tels événements, l'émir remarque la présence d'un public indigène exceptionnellement nombreux : « Jamais, si ce n'est à l'époque de la réunion des pèlerins, on ne voit un pareil concours d'hommes ; tous les nobles et les chefs du pays y assistent » [ibid. : 216]. Le pouvoir d'attraction des courses traditionnelles mais aussi leurs qualités organisationnelles et éthiques particulièrement élevées sont confirmés par un deuxième voyageur anglais qui, en 1854, oppose très favorablement les Arabes à certains « turfistes » anglais bien moins honnêtes, notamment en ce qui concerne les origines de leurs chevaux [Morell, 1984 : 308]. L'impression générale qui en découle est celle d'une tradition ludique indigène consacrée par le temps et gérée de manière aussi loyale qu'efficace.

8 Telles étaient les courses algériennes lors de l'arrivée de l'armée française en 1830. Suivront les quinze ans de lutte équestre menée par Abd el-Kader, qui établiront durablement le cheval barbe et le cavalier arabe comme symboles puissants de la résistance anticoloniale, fait qui sera remarqué par le très célèbre envoyé spécial du journal parisien Le Gaulois lors de son premier voyage en Algérie en 1881 [Maupassant, 1988 : 48 ; 60]. Cependant, paradoxe de la diffusion sportive, cette appréciation mutuelle du cheval, et plus précisément des courses hippiques, sera mobilisée par des officiers bien placés comme instrument de la colonisation : « Dans le pays par excellence de la vie équestre, il faut que le cheval devienne notre instrument, qu'il passe du service arabe au service français, et que ce ne soit pas seulement notre colonie, mais notre patrie elle-même, qui profite de cette précieuse conquête » [Daumas, 2001 : 253].

Méthodologie et cadre institutionnel

9 Après une brève présentation du cadre institutionnel de cette première politique sportive française ouvertement impérialiste, nous proposerons une lecture détaillée de deux récits hippiques datant du mois de septembre 1852 en vue de démontrer l'intérêt d'une approche narratologique dans le domaine des sports et notamment de la diffusion sportive.

10 La création en 1833 de la Société d'encouragement pour l'amélioration des races de chevaux en France, seulement trois ans après l'expédition d'Alger, a certainement contribué à l'établissement d'institutions semblables au Maghreb. Les courses hippiques seront désormais sous la tutelle et la surveillance de plus en plus étroite des autorités militaires, qui feront appel à la tradition locale et à la distinction nobiliaire pour attirer les élites indigènes. Mostaganem, garnison militaire de l'Oranais, devient le premier centre du « nouveau » sport entre 1847 et 1852. Principal centre militaire d'élevage et d'entraînement, cette ville est logiquement au cœur de l'industrie naissante des courses. Le rôle clé du commandant de la division militaire de Mostaganem, le général Aimable Pélissier, futur gouverneur général d'Algérie et authentique entrepreneur sportif, est également à souligner [Julien, 1986 : 329 ; 356-358]. En 1850, Pélissier se sert d'un rapport du bureau arabe de Mostaganem pour informer le gouvernement général de la hausse rapide de l'assistance indigène aux courses annuelles de cette ville : de 2 000 en 1847, celle-ci passe à 6 000 en 1849, s'ajoutant à quelque 4 500 chevaux ; le logement et l'alimentation – des bêtes, des hommes, des femmes et des enfants, et cela pendant deux ou trois jours – seront entièrement aux frais des autorités militaires [lettre datée du 16 février 1850, caom, F/80/744]. Pour justifier cet investissement de temps et d'argent, Pélissier insiste sur la valeur colonisatrice que prennent les courses : « en attirant à elles les populations arabes, qui s'habituent ainsi peu à peu à notre contact dans des circonstances qui leur plaisent » [ibid.].

11 Comme en France « métropolitaine », l'expansion rapide des courses algériennes sera typiquement justifiée en termes d'utilité publique, notamment en ce qui concerne les avantages militaires et agricoles de l'amélioration des races chevalines de cette nouvelle « province » française. En 1851, le général Daumas observe que l'armée d'Afrique se sert désormais exclusivement de chevaux barbes, seuls adaptés aux exigences du terrain et du climat de l'Algérie. Ainsi, la première priorité de tout officier français débarquant en Afrique du Nord doit être de se procurer quelques chevaux barbes qui conviendront à des expéditions militaires dans le pays : « Il se gardera bien de s'aventurer dans le désert, et encore moins dans la montagne, avec les chevaux qui seraient les plus applaudis sur les turfs de Chantilly, du Champ-de-Mars et de Satory » [Daumas, 2001 : 255-256]. Une telle appréciation de la spécificité indigène, chevaline comme humaine, est soulignée par l'inclusion régulière, lors des programmes coloniaux de courses, d'événements réservés aux chevaux barbes et aux cavaliers arabes.

12 En 1853, un comité militaire est établi par le gouvernement général siégeant à Alger pour reprendre en main une pratique sportive devenue spectacle et dont l'essor a rapidement dépassé les capacités d'encadrement des commandants militaires locaux. Chargé de réorganiser l'administration des courses sur l'ensemble du territoire, le colonel Ferabone, commandant du 1er régiment de chasseurs d'Afrique, est appelé à établir les « formes à observer dans nos solennités hippiques [pour] donner aux courses toutes les conditions d'ordre, de sûreté, de chance et d'équité désirables ». Plus particulièrement, on lui demande de répondre à la question : « Dans quelles proportions les courses réservées aux indigènes doivent-elles figurer ? » [lettre datée du 22 avril 1853, caom, F/80/744]. La complexité de la participation algérienne à ce premier sport colonial est ainsi soulignée : selon les termes mêmes de la question posée par le gouverneur général, le concurrent indigène est à la fois inclus et exclu, intégré et isolé. La lecture des programmes de courses tend à confirmer cette impression de « développement séparé » dans le domaine sportif, dans la mesure où les exigences vestimentaires comme le système des handicaps servent à fixer le cavalier indigène (et son cheval) en tant qu'« autre » : si seuls les jockeys européens sont obligés de porter les habits conventionnels et de se faire peser, les concurrents indigènes et leurs montures trouveront sur le programme typique une ou deux courses (sur six normalement) qui leur sont réservées, souvent accompagnées de prescriptions vestimentaires à respecter : « Pour chevaux arabes de tout âge appartenant à des Arabes et montés par eux » [programme des courses de Constantine, le 28 septembre 1851, ibid.] ; « avec le harnachement et le costume du pays » [programme des courses d'Oran, les 4 et 5 septembre 1853, ibid.]. Variante sportive de l'iconographie orientaliste des « scènes et types » indigènes, cette manière foncièrement paternaliste de concevoir la différence s'accompagne d'une bonne volonté indéniable. Les affiches bilingues, en français et en arabe, et des prix identiques offerts pour des courses réservées respectivement aux Européens et aux Arabes, ainsi que pour des courses mixtes, suggèrent une tentative limitée mais réelle d'inclusion sportive [programme des courses d'Alger, le 28 septembre 1851, ibid.]. De plus, comme le démontre notre premier récit hippique, les autorités militaires seront capables de s'intéresser concrètement à la situation et au bien-être du sportif indigène, du moins dans certaines circonstances.

• Premier récit : Un jour aux courses d'Oran, septembre 1852

13 Le paternalisme colonial est donc le premier élément à retenir de la lettre envoyée au gouvernement général par la préfecture d'Oran peu de temps après les courses oranaises. Le rapport administratif du déroulement de l'événement sportif s'accompagne d'un récit tout autrement affectif au sujet d'un jeune jockey arabe gravement blessé lors de la course finale décisive d'un tournoi réservé aux indigènes. Nous apprenons que ce brillant cavalier n'est âgé que de treize ou quatorze ans et aurait sûrement gagné le grand prix si son cheval n'avait malheureusement chuté alors qu'il menait facilement la course. Soigné sur place par les médecins militaires, ce jeune prodige est tellement apprécié à la préfecture d'Oran que l'on demande au gouverneur général un soutien financier exceptionnel :

14 « J'appelle, Monsieur le Gouverneur Général, toute votre bienveillance sur cet enfant. Il a gagné d'une manière si brillante le prix de subdivision […] que tous les spectateurs y compris le jury s'intéressaient vivement à ses succès. Il serait, je crois, d'un bon effet d'encourager ce jeune coureur qui s'appelle Mohamed-Ould Mebkhout, en lui donnant un cadeau pour l'indemniser de la chute malheureuse qui l'a privé d'un prix dont il pouvait déjà se regarder comme possesseur.

15 Cette marque de bienveillance de votre part aura, j'en suis certain, un très heureux effet sur les indigènes de la subdivision avec lesquels il accomplit aujourd'hui le voyage à Alger » [lettre datée du 17 septembre 1852, ibid.].

16 Si ce récit ne pose guère de problème quant à sa focalisation, le narrateur colonial étant le garant de sa cohérence comme de son authenticité, la narration sert toutefois à souligner de manière révélatrice l'importance du regard, et plus précisément de l'observation européenne de l'indigène « privilégié » sur fond de spectacle sportif. Cet incident sert aussi à mobiliser toute une série de binômes, oppositions conceptuelles à fonction métonymique qui sous-tendent le discours colonial dans le domaine sportif comme dans les autres : Même/Autre, européen/indigène, puissant/vulnérable, enfant/adulte, réalisme/rêve, ascension/chute. Pour sa part, le sport hippique se conçoit comme véhicule de la modernité sportive mais aussi de l'amélioration sociale. Si la « bienveillance » des autorités coloniales est indiquée par la répétition, c'est la réitération de l'effet anticipé qui manifeste la valeur de propagande coloniale du geste demandé comme des courses elles-mêmes. La surveillance visuelle qui habituellement sous-tend l'observation plus large de l'indigène, sur la piste des courses comme dans la vie quotidienne, est également mise en évidence par ce récit. Observation multiple par des spectateurs, y compris par le jury, dont l'importance est soulignée en tant que responsable du maintien de l'ordre et de l'administration de la justice, comme les autorités militaires locales au niveau de la division et comme le gouvernement général pour le territoire entier.

17 L'objet de cette vision panoptique, le jeune Arabe, est non seulement observé mais aussi classifié selon son statut social et sportif, son âge approximatif, son origine territoriale et son appartenance tribale. Bien que le fait d'être nommé soit également important, servant à le distinguer du pluriel anonyme typique du discours colonial, il reste cependant irrémédiablement « Autre ». Sa susceptibilité aux hasards d'un environnement qu'il ne maîtrise pas (la chute malheureuse) nécessite l'intervention du colonisateur qui, du haut de sa position administrative élevée, et à la manière d'un deus ex machina dans une pièce de théâtre, est seul capable de rendre l'univers de l'indigène plus juste (en lui donnant un cadeau pour l'indemniser). Ce trope du don par le colonisateur généreux au colonisé nécessiteux sert à invertir la relation fondamentale d'exploitation qui sous-tend le projet colonial dans son ensemble. Par conséquent et de manière mythique, voire magique, les victimes objectives de la colonisation en deviennent ses instigateurs, justifiant la présence européenne par la nécessité de sa « bienveillance ». Précurseur de l'« appel pathétique » du territoire colonisé qu'évoqueront les impérialistes français dans les années 1930, cette affirmation sportive de la « mission civilisatrice » est d'autant plus efficace qu'elle reste sous-entendue. Le dynamisme sportif du jeune jockey sur l'hippodrome contraste donc avec son incapacité radicale d'agir dans la situation coloniale plus générale. Quant au suspense créé par cette demande inédite, sa résolution paratextuelle sous forme de note marginale laconique du gouverneur général – « approuvé » – confirme le spectacle de « la supériorité culturelle » véhiculé par les courses hippiques [Darbon, 2008 : 140]. Manifestation de la modernité sportive doublée de la bienveillance coloniale, ce récit hippique démontre non seulement la capacité du sport à servir d'outil de propagande intégrative dans le cadre colonial, mais aussi la foi du colonisateur dans l'aptitude du colonisé à assimiler les valeurs sportives européennes et, de surcroît, à participer de manière efficace à leur dissémination.

• Second récit : Un jour aux courses d'Alger, septembre 1852

18 De telles attitudes sous-tendent les efforts remarquables faits par les autorités coloniales afin de garantir des victoires pour des concurrents indigènes dans des courses mixtes, c'est-à-dire dans des circonstances où ils étaient confrontés directement au colonisateur. Ainsi, pour éviter un retrait anticipé de ces mêmes indigènes, le vétérinaire principal de l'armée d'Afrique a proposé de compléter les courses conventionnelles par des courses plus longues de type cross-country, afin d'encourager leur participation et même d'assurer leur réussite :

19 « Les Arabes ont toujours été battus par les Européens dans les courses ordinaires, non pas parce que leurs chevaux sont moins bons, mais parce qu'ils ne les entraînent pas pour un ou deux tours d'hippodrome, et qu'ils ignorent entièrement les ruses du sport. Dans les courses de fond, les conditions de sol, de vitesse, et de temps n'étant plus les mêmes, les rôles ont changé. Les vaincus sont devenus vainqueurs à leur tour » [Bernis, 1852].

20 Ultérieurement, les administrations coloniales chercheront soigneusement à éviter des situations où le colonisateur risquera de se voir dominé, et même humilié, par le colonisé, dans les sports comme dans d'autres domaines. Cependant, ces premiers organisateurs sportifs se sont efforcés de prévoir des compétitions hippiques que les indigènes étaient à peu près certains de remporter. La valeur symbolique potentiellement subversive de telles victoires n'a pas troublé, semble-t-il, le gouverneur général Randon, qui a inauguré une telle course lors de la réunion hippique d'Alger de septembre 1852. Selon le très officiel Akhbar, journal de l'Algérie, la nouvelle course plate de fond, disputée sur une distance de 17 000 mètres – de Maison Blanche (site futur de l'aéroport d'Alger) au Champ des Manœuvres dans le quartier de Mustapha –, a attiré pas moins de cinquante-sept chevaux « montés par officiers, jockeys et Arabes ». Le vainqueur (en un temps de vingt-huit minutes) est Bel-Kassem-ben-Yahia, qui monte son propre cheval, et sa victoire est louée comme une démonstration de la sûreté, voire de la facilité, du voyage dans une Algérie « pacifiée » depuis maintenant cinq ans [édition du 5 octobre 1852, p. 1, caom, F/80/744].

21 Cependant, ce sont surtout les qualités conjuguées du cheval barbe et du cavalier arabe qui attirent le correspondant d'Akhbar. Ce dernier cherche à souligner la signification proprement coloniale de cette innovation sportive :

22 « Cette course de fonds [sic] est celle qui convient aux chevaux, aux cavaliers du pays, et au but qu'on attend des uns et des autres.

23 Vous pourrez battre et distancer l'arabe qui n'est pas habitué à tourner dans nos hippodromes ; mais donnez-lui l'espace, les champs, les montagnes, avec leurs sentiers à peine tracés sur le bord du précipice qui vous donne le vertige ; nul n'est son pareil.

24 […] Vos moyens de vous alléger, il en rit : il a l'espace et l'horizon ; il vous battra.

25 […]

26 Cet[te] épreuve, qui n'a rien d'exagéré et dont on trouve chaque année l'application dans le sud de nos possessions, a eu un immense retentissement dans l'esprit de tous ; elle a prouvé la richesse d'organisation de cette race, qui sans préparation de régime franchit sans accidents notables une distance que l'imagination seule de ceux qui n'ont pas servi en Afrique grossissait d'événements, que nous n'avons pas à signaler » [ibid.].

27 Ce récit sportif mobilise des stratégies rhétoriques que, en nous servant de la taxonomie[1] [1] La taxonomie de David Spurr est élucidée dans son ouvrage...
suite
proposée par David Spurr [1993], nous pourrons qualifier de surveillance (conjuguant observation panoptique et compréhension ethnographique), classification (hiérarchique), esthétisation (romantique) et affirmation proprement coloniale (le but qu'on attend des uns et des autres). La voix narrative est celle, ouvertement autoritaire, d'un colon expérimenté, qui réfute sur un ton ironique d'éventuelles critiques de cette course comme du projet colonial dans son ensemble. S'y ajoutent les tropes du « noble sauvage » cher au siècle des Lumières et d'une nature vierge prisée par les colonisateurs des siècles suivants. À sa « propre » place, l'Arabe est manifestement sans pair, maître d'un « Sud » indifférencié et apparemment sans limites, zone désertique où il peut errer à sa guise en se servant de ses talents naturels sans gêner la gestion productrice des possesseurs « indisputés et indisputables » de cette terre algérienne. Bref, le cavalier arabe et le cheval barbe partagent une pureté a-historique qui transcende les relations politiques et économiques conflictuelles constitutives de la situation coloniale : l'expropriation historique se voit ainsi remplacée par l'esthétisation sportive.

28 De cette manière, un récit sportif qui, à première vue, tend à élever le statut du colonisé sert en fait à renforcer la puissance d'un colonisateur au goût romantique. Cela résulte de la focalisation eurocentrique de l'article d'Akhbar et des diverses stratégies rhétoriques déployées. Si le texte affirme la supériorité conjuguée du cheval barbe et du cavalier arabe, c'est seulement sous des conditions bien définies et, surtout, dans la mesure où cette supériorité est censée servir le projet colonial. Plus précisément, en juxtaposant des discours ethnographiques et utilitaires, cet article journalistique sert de guide au turfiste algérois qui cherche à comprendre les complexités de l'espace et du temps de la colonie, pour simultanément expliquer et exproprier le paysage algérien et ses habitants, chevalins comme humains. Stratégie discursive à prétention cartographique que la narratologue Mieke Bal appelle mapping, ce mode de narration sert à nier le temps, et par conséquent l'histoire et le vécu de l'espace colonial, tout en le dominant, le divisant et le surveillant spatialement [Bal, 1997 : 147]. L'invasion, l'expropriation, l'oppression sont ainsi évacuées d'un territoire dont la « pacification » apparemment définitive l'a préparé à accueillir la « mission civilisatrice » politico-culturelle comme la « mise en valeur » politico-économique, deux projets complémentaires véhiculés par le sport hippique.

29 Quant au mouvement narratif des vérités éternelles d'un passé indigène essentialisé via les innovations sportives du présent colonial et vers le futur doré d'une « Algérie française » en chantier, le texte semble laisser peu de place au doute et encore moins à la résistance. Pourtant, les capacités soulignées par le journaliste d'adaptation au terrain, d'indépendance de mouvement et d'énergie indomptable de l'adversaire indigène sont très précisément les qualités qui seront mobilisées par des groupes insurrectionnels algériens au cours des quelque cent trente années de lutte épisodique, mais finalement victorieuse, contre la domination coloniale. De nombreux militaires français auraient donc raison de regretter ces mêmes vertus louées par les premiers partisans de l'engagement sportif avec le colonisé. En fait, cet élément de la chronique hippique du journal Akhbar se lit rétrospectivement comme une formulation codée ou inconsciente de peurs européennes durables, peut-être aussi comme une prophétie à peine voilée à l'égard d'un territoire et d'un peuple qui, malgré tous les efforts des colonisateurs, devaient rester irréductiblement « Autres ». Cependant, à l'époque, la confiance des autorités militaires en la suprématie française dans tous les domaines, matériels comme moraux, était telle que les victoires symboliques des colonisés les inquiétaient peu.

30 Il y a maintenant trente ans, Fred Inglis, dans une analyse aussi pénétrante que pionnière des cultures sportives, a remarqué que « les sports nous racontent des histoires ; ils nous font saisir la signification du monde » [Inglis, 1977 : 71]. Cette observation est au moins aussi justifiée dans le cadre colonial que dans les sociétés européennes qui sont à l'origine des jeux modernes comme des empires coloniaux établis au cours des xixe et xxe siècles. Dans les premières décennies de la présence française en Algérie, des officiers de cavalerie bien placés ont promu le sport hippique auprès des élites indigènes afin d'étendre leur influence de manière indirecte sur l'ensemble du territoire, à l'instar de leurs homologues britanniques en Inde et ailleurs. On peut même soutenir que les courses de chevaux en Algérie dans les années 1840 et 1850 ont servi à déblayer le terrain pour le changement radical de politique impériale opéré par Napoléon III en 1860. Insistant pour la première fois sur le bien-être et sur les intérêts des trois millions d'habitants indigènes, et non sur ceux des quelque 100 000 colons et autant de militaires alors présents sur le territoire, son projet ambitieux d'un « royaume arabe » visait l'association plutôt que l'assimilation, dans une tentative remarquable de reconnaissance de la spécificité algérienne [Ageron, 1980 : 27]. Bien que cette initiative se soit avérée vaine à long terme, la nouvelle politique impériale, fruit de l'interrègne qui a suivi la fin de l'administration militaire directe en 1858 et qui a précédé la colonisation civile de masse, entamée dans le sillage de la guerre de 1870, a offert brièvement la possibilité d'un avenir franco-algérien plus éclairé. En fait, l'hégémonie croissante des colons rendrait caduc l'espoir de relations mutuellement respectueuses entre le colonisateur et le colonisé illustré par les courses de chevaux pendant quelques années. Désormais, le sport algérien, hippique et autre, reflétera fidèlement l'eurocentrisme des autorités coloniales. Il faudra attendre les années 1920 pour voir la création des premiers clubs de football nationalistes, à l'image du Mouloudia Club algérois, fondé en 1921. Ainsi, les courses de chevaux, première pratique sportive moderne du territoire, peuvent légitimement s'ajouter à la liste déjà longue des « occasions manquées » de la France en Algérie. ■

Bibliographie

Références bibliographiques

Abd el-Kader (émir), 2001 [1851], « Observations de l'Émir Abd-el-Kader », in Eugène Daumas, Les Chevaux du Sahara et les mœurs du désert, Paris, Guides équestres : 215-221.

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Notes

[1] La taxonomie de David Spurr est élucidée dans son ouvrage The Rhetoric of Empire. Elle comprend douze modes rhétoriques : surveillance, appropriation, esthétisation, classification, dégradation, négation, affirmation, idéalisation, insubstantialisation, naturalisation, érotisation, et résistance.

Résumé

Les courses hippiques constituent la première pratique sportive moderne de l'Algérie coloniale (1830-1962). Des officiers français de cavalerie y ont encouragé la participation d'élites indigènes afin d'inculquer des valeurs censées être favorables au projet colonial. Ce texte propose une analyse du discours de deux réunions hippiques de septembre 1852 en vue d'établir les paramètres institutionnels et idéologiques du processus de la diffusion sportive sur le territoire colonisé.

Mots clés

Algérie, Courses hippiques, Diffusion, Narration, Sport



 

 



 

 



02/09/2012
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