Les Journées du patrimoine devraient donner l’occasion, une fois par an, de rappeler, avec tact et dignité, le rôle fâcheux en la matière de l’armée française – qui n’en tire pas moins la couverture à elle. Prenez le château de Vincennes. La restauration du lieu serait parfaite si le ministère de la culture avait obtenu que le ministère de la défense décampât : d'affreux bâtiments parasites gâchent la vue sur le donjon ou la Sainte-Chapelle.
Napoléon, c'est l’impensé par excellence pour nos badernes et leurs représentants d’hier et d’aujourd’hui. Pensez donc, c'est sous l’Empereur que l’armée française gagna ses dernières batailles, avant de perdre glorieusement toutes les guerres suivantes : on ne va pas mégoter sur le bicorne ! Gloire éternelle au petit Caporal !
C’est son neveu, Napoléon III dit « Badinguet », qui fit ôter en 1863 cette statue de la colonne Vendôme, dotée d’une version d’un tonton plus impérial, drapé à l’antique, le crâne ceint de lauriers. Bref, un véritable César d’airain.
Dans le grand salon de l’hôtel des Invalides, en face du Napoléon de 4 mètres, c’est donc Napoléon le Petit qui trône côté est – Louis XIV occupant la partie ouest de cette salle de 168 m2 (16 m de long, 10,50 m de large, 9 m de hauteur sous plafond), que tout un chacun peut louer pour la modique somme de 10 000 € (HT) la journée. Fermé au public durant l'année (des cocktails fameux pour le gratin galonné y sont organisés après de ronflantes prises d'armes), notre grand salon abrite une manifestation littéraire avec des auteurs en dédicace pendant ce week-end des Journées du patrimoine.
Il faut y jeter un œil pour découvrir le pot aux roses rouge sang. Laissons de côté (ouest) le Roi-Soleil flanqué du duc de Noailles et du maréchal de La Porte (duc de La Meilleraye, duc de Rethel et pair de France, baron de Parthenay et de Saint-Maixent, comte de Secondigny, seigneur du Boisliet, de La Lunardière, de La Jobelinière et de Villeneuve : fermez le ban !). Et tournons-nous vers le mur oriental, où Napoléon III, à dada, est entouré de deux héros africains qui reviennent de loin : Sylvain-Charles, comte Valée, maréchal de France, gouverneur général de l’Algérie (1773-1846) et Jacques Louis César Alexandre Randon (1795-1871).
Ce dernier a été peint par Horace Vernet (1789-1863). Un artiste, c’était plus fort que lui, qui toujours campait du côté du manche. De 1829 à 1834, il dirigea l’Académie de France à Rome (la Villa Médicis, où il décora la fameuse chambre turque). Le palais Bourbon lui doit le plafond du salon de la Paix (La Paix entourée des génies de la vapeur sur terre et sur mer, 1838-1847). Et les musées de France et de Navarre regorgent de ses scènes de batailles.
Baudelaire, qui voyait juste, écrit dans ses Curiosités esthétiques (à propos du Salon de 1846) : « M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme je hais l’armée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. Cette immense popularité, qui ne durera d'ailleurs pas plus longtemps que la guerre, et qui diminuera à mesure que les peuples se feront d'autres joies – cette popularité, dis-je, cette vox populi vox Dei, est pour moi une oppression. »
Les lignes sévères du Poëte sont à rapprocher de l’hommage iconolâtre rendu au peintre, au lendemain de son trépas en 1863, par Adolphe Saint-Vincent Duvivier, chef des bureaux de l’École impériale des Beaux-Arts :
La soumission des tribus vaincues
Horace Vernet, ivre de guerre et d’Orient, s’implanta en Algérie, comme le rappelle dans un style inimitable – indécrottable serait une épithète plus congruente – le site memoireafriquedunord.net : « À l’avènement de Louis-Philippe, il part pour l'Algérie en 1833. Il acquiert une propriété, l’Haouch ben Koula, située aux environs de Boufarik, sur laquelle eut lieu en 1836 un combat important entre le 1er régiment de Chasseurs d'Afrique et les Hadjoutes. Le vendeur était M. Victor Amanton, alors Directeur de la colonisation. Il s'agissait d'un domaine de 500 hectares, en grande partie irrigables, de vastes bâtiments d’habitation et d’exploitation. Ce domaine lui donna le goût des grandes cultures auxquelles il se livra résolument, sinon par lui-même, au moins en y plaçant des fermiers à gages. Il vint y habiter durant plusieurs années presque tous les hivers, jusqu'à sa revente à la famille Fagard.
Horace Vernet, dès 1833, tombe en arrêt, en amitié et même plus à l’en lire, face à un soldat étonnant, Joseph Vantini dit Yusuf (1808-1866). Voici comment le peintre décrit l'officier : « Voir mon homme se débarrasser de son manteau, sauter légèrement sur un grand cheval blanc équipé magnifiquement – les bras nus jusqu’aux épaules, couvert d’or, d’argent et d’armes brillantes –, des yeux étincelants, un beau jeune visage, sillonné d’une blessure encore fraîche : c’était Jusuf, qui, en un instant, se trouva en tête de la colonne, escorté de huit ou dix Turcs, aux moustaches ébouriffées, aux bras nerveux et couverts de poils. [...] Je ne courais d’autre danger que celui de devenir fou. Dès ce moment, je n’ai plus quitté mon héros. Si j’avais été une femme, ma vertu aurait couru de grands risques. Aussi ai-je dessiné par devant, par derrière, par-dessus, par-dessous, enfin de toutes les manières. »
Franc-maçon converti au catholicisme, l’artiste voue un culte à celui qui le remit dans les pattes du Créateur : Dom François Régis (1808-1880), fondateur, en 1843, de la Trappe de Notre-Dame de Staouëli. Et c’est en compagnie de ce prêtre qu’Horace Vernet crapahute, en 1853, dans la chaîne montagneuse des Babors, au sein d'un corps expéditionnaire sous les ordres du maréchal Randon – celui-là même qui orne le grand salon de l’hôtel des Invalides.
Voici l’allocution prononcée, le 5 juin 1853, lors de « l’investiture des chefs kabyles », par le maréchal Randon : « Kabyles des Babors ! Je vous ai annoncé de Sétif que nos troupes allaient entrer dans votre pays ; que mon camp serait ouvert à ceux qui viendraient faire leur soumission ; mais que nos soldats, s’il le fallait, détruiraient toutes résistances. Maintenant vous voilà en face du drapeau de la France ; vous avez promis de servir avec fidélité notre Empereur et notre Patrie.
Je vais vous fournir le moyen de remplir vos promesses, en vous donnant l’investiture. Rappelez-vous que votre premier devoir sera de faire respecter la justice et de protéger les faibles. Éloignez de vous tous les gens de désordre ; nos ennemis doivent être les vôtres. Vos anciennes querelles doivent cesser, afin que la paix règne dans le pays, et que vous puissiez fréquenter avec sécurité les marchés.
Voilà ce que je veux pour le bien de tous ; voilà ce qu’il faut que vous rapportiez à vos frères, voilà ce qui amènera sur vous les bénédictions de Dieu, et nous montrera que vous méritez vraiment d’être appelés les serviteurs de la France. »
La soumission n'étant pas le fort des Kabyles, le maréchal Randon reprit du service sanglant pour mater les révoltes. Le 24 juin 1857, il remporta la bataille décisive d'Icheriden, histoire de définitivement « soumettre les populations guerrières » d'un autre massif montagneux : le Djurdjura. Randon, épaulé par Mac Mahon, assiège Icheriden et son piton rocheux, baptisé aussitôt d'une analogie eurocentriste : « L'Alésia kabyle. » Les combats font rage. L'encyclopédie dite participative Wikipédia, souvent trustée par des nostalgiques de l'Algérie française dès qu'il s'agit d'épisodes liés à la geste coloniale, écrit : « La bataille a coûté aux Français un nombre de 400 hommes dont 30 officiers. » Pas un mot sur les pertes « autochtones »...
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Chacun pourra trancher, au sens figuré, en regardant, telle la corde dans la maison du bourreau, le tableau d’Horace Vernet représentant un tueur bravache de Kabyles : le maréchal Randon.
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À voir, sous l’onglet “Prolonger”, le film documentaire marquant de Georges Franju (commentaire dit par Michel Simon) : Hôtel des Invalides (1951).