L\'Emir Abd el Kader

Extrait de « Les cent-trente-deux années coloniales », Réda Benkirane,

L'Emir. L'Eclair et sa fulgurance      

Abdelkader Al Jazaïri (Mascara, 1808- Damas, 1883)

Ce n’est pas par nationalisme ou panarabisme qu'il faudrait approcher cette figure exceptionnelle de l’Émir, mais par universalisme. Et comme le dit Ibn ‘Arabi, le plus grand des cheikhs qui l’avait tant inspiré:

« Qui voit l’éclair surgir à l’Orient, aspire après l’Orient ;
s’il éclate pour lui à l’Occident, qu’il aspire donc à l’Occident.
Mon désir c’est l’éclair dans sa fulgurance
et non pas l’endroit qu’il a touché. »

رأى البرقَ شرقياً، فحنَّ إلى الشرق،
و لو لاحَ غربياً لحنَّ إلى الغربِ
فإنّ غرامي بالبُرَيْق و لمحِهِ
و ليسَ غرامي بالأماكِن و الترْبِ


C’est la fulgurance de l’Homme et tout ce qu’il a éclairé sur son passage qui importent. Au-delà de la dimension nationale de l’Émirdimension fondamentale qui a enfanté la lignée des leaders de la Révolution algérienne et sa modernité pour les peuples du Sud, il reste une des plus hautes figures bien que largement méconnuede l’humanité. Sa vie, ses actes, son œuvre feront l’objet de nombreuses relectures à venir. C’est une figure exemplaire de combat et de résistance mais aussi un être archétypal de réconciliation entre les peuples, entre les confessions religieuses.

L’Émir n’est pas une ombre mythique ou mystique, il est une figure somme toute proche de nous; il a assisté à la montée de la civilisation de la machine, du nombre et du quantum. Son courage dans la guerre, son sens de l’action, son intelligence et son goût du savoir pourraient inspirer ces êtres libres (les Ahrars) qui cherchent à se dégager des marécages mentaux dans lesquels, hélas, nous n'en finissons pas de nous ébattre et de nous enfoncer. L'attitude de l'Emir face à l’adversité et à l’altérité, sa compréhension de la réalité et la manière dont il a dans ses actes et sa pensée liquidé le dilemme du conflit entre le neuf et l’ancien, le matériel et l’immatériel, le visible et l’invisible peuvent éclairer nos possibilités de devenir et nous sortiralors qu'enfoncés dans la gueule du Monstre, nous nous croyons le phare de l’Humanitédu cul-de-sac métaphysique dans lequel nous nous sommes enferrés.

Réda Benkirane


Extrait de « Les cent-trente-deux années coloniales », Réda Benkirane, Le Désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité contemporaines, Cerf, 2004.

Le bel Émir.

Bien avant l’administration par et pour des ignorants, juste avant la longue occupation coloniale, régna dans ce pays le Royaume de la loi et de la science. Comment évoquer ce pays jeune sans reconnaître son jeune Émir, guerrier contemplatif qui permit la destinée, brève et brave, d’une nation arabe en devenir ?

Né au début du xixe siècle, aux alentours de Mascara dans l’ouest algérien, d’une lignée prophétique (cherifa), Abdelkader consacra toute son enfance au savoir et à l’apprentissage du Coran. âgé de quatorze ans, il devient un hafiz (sa mémoire possède le Livre). Ayant grandi à l’ombre du marabout de la confrérie (tariqa) Qadiriya, le lettré se marie à l’adolescence et se cantonne dans l’approfondissement des sciences religieuses, de la philosophie spéculative et se livre à la retraite méditative (khalwa). L’ascète est aussi athlète : il excelle dans l’art de la cavalerie et alterne la lecture d’Aristote, de Platon et de Pythagore avec la chasse. Sa vie, débutante fidèle, est essentiellement occupée à connaître Dieu. Tout jeune, Mahi-ed-Dine part avec son père pendant deux années, au cours desquelles ils accomplissent le pèlerinage de la Mecque puis sillonnent le Machreq, se rendant notamment en Irak sur la tombe d’Abdelkader al Jilali, le saint vénéré du xiie siècle, de qui procède la confrérie Qadiriya.

Ainsi vivait en sa jeunesse pieuse et studieuse le gymnaste ascète de Mascara. La gnose, déjà, l’habite, mais elle ne va se déployer que plus tard, durant l’exil oriental.

L’Homme est beau, d’une beauté qui capte l’attention en admiration : l’Européen qui l’approche, à son apogée ou plus tard, durant son éloignement, objective son rapport d’ami ou d’adversaire, ne pouvant s’empêcher de décrire longuement, comme pour témoigner à ses congénères : cette physionomie est le reflet d’une noblesse de cœur, d’une force intérieure si peu communes !

Dieu offre aux hommes de superbes paraboles qui disent tant et plus que les leçons d’histoire, si peu vécues, tant apprises. Par un concours de circonstances liées à la proche et désormais insistante présence des Français sur la côte oranaise, Abdelkader est proclamé en 1832 Sultan des Arabes. Arraché à la vie contemplative à l’âge de vingt-quatre ans, l’Homme vient de prendre en charge sa nouvelle fonction, politique et légiférante, initialement dévolue à son père qui a préféré abdiquer. Mahi-ed-Dine (littéralement le Vivificateur de la religion) va se soumettre totalement à sa nouvelle fonction. Dans la campagne des hauteurs de Mascara, un sultan algérien est né qui va désormais se battre sur deux fronts : l’ennemi français, dont la présence, peu inquiétante au début, aura, après d’âpres combats, finalement raison de lui ; et surtout l’ennemi intérieur, composé de ces tribus bédouines dissidentes ou alliées à l’occupant et qu’il faut constamment convaincre, battre pour intégrer, soumettre au royaume arabe nouvellement proclamé.

L’Abdelkader a hérité d’une force d’âme exceptionnelle, elle ne connaît de Seigneur que son Dieu. Dès ses premiers faits d’armes, ses premiers discours, l’« esclave du Tout-Puissant » (‘abd el Qadir) impressionne alentour chefs de tribus et généraux français. Le saint guerrier, ombre de Dieu sur terre, sait aussi rendre justice : il est tolérant, et souvent clément vis-à-vis de ses prisonniers, mais sa main ne faiblit pas ; il n’hésite pas à trancher avec son sabre quelques têtes traîtresses à la Loi (Shari‘a). Sa renommée va grandissant, dépassant les frontières de l’ouest algérien pour se répandre partout où les Arabes perçoivent les débuts d’un grand leader en leur sein. Le personnage n’est pas, et de loin, le potentat oriental, aspirant monarque qu’on peut abuser ou mettre sur la touche par l’artifice d’un trait de plume, et pour cause. Sa parole prime sur ses faits d’armes. C’est ainsi qu’Abdelkader refuse de reconsidérer un mot du traité de la Tafna (fawq, « au-dessus » de l’oued Khudra) établi en 1839 et, après maintes tentatives et lettres adressées au roi de France et demandant le respect des clauses initiales, l’Émir n’hésite plus. La guerre reprend.

 

Jette-toi dans la mêlée

Et coupe le fer avec le fer

Celui qui cherche à ne jamais mourir

Verra toujours ses vœux trompés.

Abdelkader Al Jazaïri

 

Ce royaume arabe, mobile, déploie un État étrange, fait de constants déplacements, réunifications puis retournements, ainsi que d’innombrables combats. Tekedemt est pour un temps la capitale de l’Algérie indépendante. La cité en ruines se réveille d’un long sommeil de près de neuf siècles. Mais elle sera finalement abandonnée, car la force réelle d’Abdelkader est son ubiquité. La capitale se déplace et accompagne le sultan. C’est la Smala, ville nomade à l’envi, composée de près de vingt mille âmes, avec ses avenues à chaque fois recomposées, son marché, ses artisans, ses troupeaux. Un jour, un traître révèle à l’ennemi son emplacement. C’est une perte irrémédiable pour Abdelkader, qui sait désormais qu’il lui faut se battre avec l’énergie du condamné.

Le chef algérien n’est pas si fort face aux dizaines de milliers d’hommes déployés par la France sur le terrain ; il est surtout l’intrépide, insaisissable, mirage de la guerre de harcèlement qu’il mène en virtuose de la cavalerie. L’homme voit mais reste le plus souvent invisible, sillonne de toutes parts son royaume, ravivant la cohésion en ses bordures fluctuantes, déboulant à l’improviste sur les colonnes de Bugeaud et Lamoricière, stigmatisant les velléités sécessionnistes de quelques plateaux, ralliant par séduction et conviction profondes les hauteurs de Kabylie, guerroyant dans l’espace saharien contre les tribus réfractaires à l’impôt. Les Français le pistent en permanence, mais il est toujours dans leur dos, les prenant à contre-pied, coupant en plein milieu de leurs colonnes, traversant par enjambées nocturnes de vastes territoires. Pris, à deux reprises, dans des embuscades, Abdelkader se bat et s’en sort indemne, comme par miracle. Sa cavalerie conte à elle seule toute l’épopée du pur-sang arabe. Car le cheval est partie prenante dans la bataille : il meurt plus d’étalons que d’hommes dans l’armée d’Abdelkader. Tel de ses lieutenants eut, au cours de sa carrière militaire, dix-sept chevaux abattus sous lui ; il n’est pas rare qu’au cours d’un seul affrontement, l’Émir ait deux chevaux tués sous lui.

L’obstacle principal qui ne cesse de réduire le royaume de l’Émir est l’ennemi intérieur ; séditions, potentats locaux, désordres des tribus qui n’en finissent pas de faire et défaire l’unité du royaume quand, en face, les Français jouent, de bonne guerre, la partition des uns contre les autres. Les Bédouins, comme le signale Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes, sont aussi ceux par qui advient le malheur.

 

 

Défaite des armes, l’exil de l’âme.

 

L’Homme gouverne, disions-nous, armé d’une foi qui saisit théologiens et juristes par la longueur du souffle, l’étendue de l’érudition. Assurément, une dimension prophétique transparaît, pour cette fois à si juste titre, dans la lignée agnatique de l’Émir. Ses batailles, commentées dans la presse internationale, lui valent respect et admiration en Europe. Dans la Maison de l’Islam, l’Émir est l’objet d’une pieuse déférence. Bugeaud, son adversaire, compare son regard à celui de Jésus et d’autres évoquent sa foi comme celle du christianisme des premiers Saints. Même le roi du Maroc, qui, alors, n’est plus qu’une pâle copie de ses ancêtres, lui demande une de ses tuniques comme relique sainte pour son temple fassi, doré, capitonné.

Il était écrit que cet État, mouvant dans l’espace nord-africain, ne serait qu’une expérience provisoire dans le siècle où triomphait l’industrie et débutait la prolifération de la matière ; peut-être le royaume n’exista-t-il que pour donner à voir, une quinzaine d’années durant, ce que pouvait être une nation algérienne, réunie, gouvernée par une mystique, les principes et un chevalier (futuwa) de l’islam. Dieu voulut cette expérience, brève et belle comme un jet de lumière, avant la longue, la très longue nuit aux cent trente-deux années coloniales. L’Émir était l’instrument de cette volonté divine. C’est dans l’épreuve, en silence et sans proclamation, qu’il fit connaître sa mission au monde. Il réunissait dans l’impeccabilité de sa personne la totalité des réalités spirituelles : Vérité (Haqiqa), Voie (Tariqa) et Loi (Shari‘a). Dans l’âge moderne, nous ne connaîtrons plus pareille synthèse monothéiste, l’intégralité de l’expérience religieuse.

En exil, l’Émir n’était pas seulement le vieil extatique qui résida deux années au cœur des lieux saints. Ayant parcouru l’Europe, l’ancien chef d’État suivait avec attention ses développements industriel et technologique, comprenant le besoin impérieux d’extraire les sociétés arabes de leur torpeur. Car déjà le monde arabe perdait son âme, exclu de l’histoire et de la géographie, il n’était plus qu’un vaste objet, large bande géopolitique, à l’usage exclusif des puissantes mains étrangères.

Permanence du Jihad. À l’autre bord du monde musulman, sur les hauts sommets où se séparent Europe et Asie, un autre Émir poursuit, pareillement, la lutte admirable. Depuis ses nids d’aigle (aoul) du Daghestan, l’Imam Chamyl tient en échec depuis près de trente années les armées du Tsar. Mais lui aussi finit vaincu par la technologie militaire. Chamyl se rend au Tsar pour retourner à son sort d’humble pèlerin de Dieu, avant de s’éteindre à la Mecque en 1870. Dix ans plus tôt, il avait écrit à Abdelkader, après que l’Algérien et ses hommes exilés à Damas eurent sauvé du massacre près de quinze mille chrétiens, et parmi eux les membres des ambassades européennes, voués à la furie des Druzes.

Parenthèses dévoilées du Jihad. Après la petite guerre sainte qui le fit combattre les Français quinze années durant, voilà pour l’Émir algérien l’heure du grand Jihad (dont la signification littérale est l’« effort »), celui de la guerre de l’âme contre l’ego et ses démons.

 

Quand Dieu veut perdre la fourmi, il lui donne des ailes.

Pleine de joie et d’orgueil, elle s’envole ;

un petit oiseau passe, la voit et la croque.

Abdelkader Al Jazaïri

 

Abdelkader écrit, médite, lucide lieutenant de Dieu, sur la destinée humaine. Vaincu, captif trois années en France, il rayonne encore, dans le règne de l’apparence, dans les cercles politiques et les cours royales, de l’aura de ses aventures algériennes.

Mais l’homme veut retourner en terre d’Islam, au séminaire entamé dès sa toute première jeunesse.

Au soir de sa vie, après avoir régné et légiféré, vaincu puis perdu, lu, écrit et enseigné, Abdelkader s’extasie à l’ombre des Demeures mecquoise et médinoise. L’ouverture à l’Autre prend alors, chez lui, un éclairage spirituel universel, explicitée par la langue du Livre, enrichie par sa propre – petite – guerre sainte.

 

Il n’y a pas au monde un seul être – fût-il de ceux qu’on appelle « naturalistes », « matérialistes » ou autrement – qui soit véritablement athée. Si ses propos te font penser le contraire, c’est ta manière de les interpréter qui est mauvaise. L’infidélité (kufr) n’existe pas dans l’univers, si ce n’est en mode relatif. Si tu es capable de comprendre, tu verras qu’il y a là un point subtil : à savoir que quiconque ne connaît pas Dieu de cette connaissance véritable n’adore en réalité qu’un seigneur conditionné par la croyance qu’il a à son sujet, et qui ne peut donc se révéler à lui que dans la forme de sa croyance. Mais le véritable Adoré est au-delà de tous les « seigneurs » !

Abdelkader Al Jazaïri, Kitab al Mawaqif.

 

L’Homme rédige un monumental recueil de commentaires de versets coraniques qu’il appelle le Livre des Stations (Kitab al Mawaqif). Le titre reprend celui d’une œuvre unique datant du Xe siècle et dont l’auteur est Al Niffari. Ce dernier, avec un rythme intenable, mène un face-à-face, entretien terrassant, avec le Dieu des monothéismes. Dans ces territoires métaphysiques, le pèlerin assiste à la mort de toutes les mythologies ; seuls s’expriment le dénuement absolu de l’humain face au Maître des Mondes et le dévoilement de Dieu, Lui aussi mis en solitude, à travers cette épreuve du dialogue. Le livre d’Abdelkader s’éloigne, quant à lui, en contenu de celui d’Al Niffari pour rejoindre l’effluve andalou, à l’audace élégante mais rigoureuse de Muhyi-ed-Dine Ibn ‘Arabi : commentaire ésotérique de versets coraniques à partir de leur compréhension strictement littérale et de leur symbolique profonde. Car enfin, l’Émir soutient au monde musulman qu’il est l’héritier spirituel d’Ibn ‘Arabi, dit le Cheikh al Akbar. A Damas, il édite encore Al Futuhat al Makkiya (Les illuminations mecquoises), la somme spirituelle du maître andalou – contesté par les puritains – qu’il cite et commente encore dans ses Stations, et auprès de qui là, désormais, à six siècles d’intervalles, il repose.


Extrait de « Les cent-trente-deux années coloniales », Réda Benkirane, Le Désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité contemporaines, Cerf, 2004.



05/08/2012
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