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Algérie, une mémoire à vif : ou le caméléon albinos revisite l'Algérie d'hier pour comprendre celle d'aujourd'hui. Quelle est l'origine de la violence qui se manifeste dans la société algérienne depuis une quinzaine d'années de manière si dramatiquement récurrente ? L'intuition de l'auteur est qu'il faut la chercher dans le passé, dans l'inconscient collectif d'un peuple marqué par des décennies de mensonges et de propagande.

Brahim Senouci donne voix à ses amis de Mascara, qui racontent avec la chaleur et l'humour qui leur sont propres les anecdotes de leur vie quotidienne, masquant sous le rire le fond de désespérance qui caractérise l'Algérien d'aujourd'hui. L'auteur y retrouve ses blessures personnelles, où se mêlent les horreurs de la guerre d'Indépendance et les douleurs de l'exil.

Pour les cicatriser, il s'interroge sur l'image de soi que porte en lui, malgré lui, l'Algérien qu'il est et qui veut comprendre. En interrogeant la propagande coloniale qui a fait du peuple algérien un ramassis de barbares qu'il était justifié de massacrer, il croise le témoignage des brillants officiers français qui ont conduit l'invasion, de nombreux intellectuels encore révérés aujourd'hui et qui ont soutenu ces basses œuvres. A travers leurs témoignages historiques, leurs aveux publiés, il découvre avec stupéfaction son pays tel que son intuition immémoriale le lui dessinait…
Brahim Senouci est né à Mascara, en Algérie, en 1950. Il vit en France depuis 1994. Docteur en Physique, il a enseigné à l'Université des Sciences et Technologies d'Oran puis à celle de Cergy-Pontoise. Il contribue à une action associative pour la "naturalisation des mémoires", notamment celles de la colonisation et de l'esclavage, dans l'imaginaire de la société française. Stéphane Hassel, qui a préfacé le livre, est Ambassadeur de France. Ancien résistant et déporté, il a participé à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme en 1948.
Entretien :
1- Algerie-Focus.Com: Votre titre se termine par le nom d'un personnage que l'on rencontre à la fin du livre, le caméléon albinos. Que représente-t-il ?
Brahim Senouci : La figure de l'Algérien ! Cette expression est un oxymore. Le caméléon s'adapte à son environnement. Il en prend la couleur au point de se confondre avec lui. L'albinos ne peut changer de couleur; il ne peut que se brûler. L'Algérien essaie d'être Français en France, Finlandais en Finlande, Esquimau au Groenland.
En réalité, il y a en lui une part irréductible au changement, une part dont il ne peut se défaire et qui ressurgit bien malgré lui. Toutes ses tentatives pour se confondre avec les autres sont vaines. D'ailleurs, les autres ne s'y trompent pas. Les enquêtes d'opinion en France montrent bien que les Algériens sont considérés comme étant le moins proches.
2-Dans votre livre le lecteur est transporté entre le grave et le détaché, l'historique et l'anecdotique, l'Algérie et la France : tantôt on rit , tantôt on est pris à la gorge par le récit de la politique de la terre brûlée appliquée en Algérie par les officiers français et rapportée par ces derniers dans leurs correspondances. Pourquoi ce choix ?
Ce n'est pas vraiment un choix. Ce mode de récit s'est imposé à moi. C'est un trait de caractère commun à mes compatriotes. Au cœur de la tragédie, nous trouvons la force de rire.
Tout le monde sait que les plus belles histoires drôles ont été forgées pendant la décennie noire. J'ai vu un jour, par hasard, un film comique qui avait comme titre "La situation est grave mais pas désespérée". Pour l'Algérie, ce serait plutôt "La situation est désespérée mais ce n'est pas grave ".
André Breton, dans sa magnifique Anthologie de l'humour noir, cite un surréaliste belge qui définit l'humour comme "la politesse du désespoir". Les psychanalystes connaissent ce genre de situations. Ils disent que dans les situations les plus tragiques, il y a un report de l'accent psychique sur le surmoi; c'est dit en termes savants mais ça signifie simplement que, soumis à une situation insoutenable, on peut se transformer en spectateur presque neutre, voire amusé, de son propre malheur. Cette situation est fortement génératrice d'humour.

3-Vous reproduisez dans votre livre des faits historiques dramatiques survenus tout au long de la période coloniale dont vous avez été vous-même victime, votre père ayant été tué par l'armée française. Comment arrivez-vous à concilier votre exigence de mémoire avec votre vie aujourd'hui en France, où vous êtes établi depuis 1994 ?
Ce n'est pas simple. Les inconscients politiques des peuples se construisent sur des mémoires sélectives. Dans le cas de la France, l'empire colonial reste un fait de gloire et est l'objet de regrets. C'est un trait de mémoire positive pour l'opinion française, y compris pour une bonne part de cette opinion qui a compati, par charité, aux malheurs du peuple algérien.
Le drame, c'est que, en Algérie aussi, la période coloniale est vue par beaucoup comme une période heureuse, pas seulement en raison des vicissitudes actuelles et de la dérive de notre pays, mais aussi parce que nous avons tellement joué le rôle de l'occupé, de l'opprimé, du massacré, que cela nous est devenu familier.
En fait, nous avons participé, colonisateurs et colonisés, au maintien d'un ordre en apparence immuable construit autour du face-à-face entre une supra humanité riche et une infra humanité, asservie, pourvoyeuse de richesses. Cet ordre ne violait pas, aux yeux des dominants, la morale. En fait, nous étions, nous sommes encore perçus comme "à part".
Il y a un changement ces derniers temps. Il y a une revendication qui monte, notamment de la part des citoyens français issus d'aïeux colonisés ou esclaves. Cette revendication est un vrai séisme car elle remet en cause la structure mentale qui a conduit à la configuration actuelle du monde. Elle correspond du reste à un retrait de plus en plus visible de l'Occident de l'avant-scène du monde, au profit de puissances nouvelles qui ont connu la férule coloniale. Il s'agit d'une remise en cause fondamentale.
Ce n'est plus seulement de reconnaissance des crimes de la colonisation qu'il s'agit mais de l'élaboration d'un nouveau cadre mental dans lequel une vie d'occidental n'a pas plus de prix qu'une vie africaine ou arabe. Il s'agit de rien moins que l'établissement d'une démocratie-monde, dans laquelle la "communauté internationale" ne serait plus le faux-nez d'un Occident dictant ses valeurs morales tout en massacrant des populations et en faisant exploser des pays comme l'Irak, la Palestine ou le Congo, mais l'expression de l'humanité entière. Mon exigence de mémoire s'inscrit dans ce courant ; elle va bien au-delà de ma tragédie personnelle, bien au-delà de la France et de l'Algérie.
4-Nous étions des « barbares » aux yeux du colonisateur français porteur de « civilisation ». Cette vision jouissait du soutien « intellectuel » de penseurs français de l'époque se revendiquant des lumières, comme Tocqueville, Victor Hugo entre autres, ainsi que de la caution « morale » de l'Eglise. Dans votre essai vous vous appliquez à démonter le contraire, en vous appuyant notamment sur des archives et sur le comportement exemplaire de l'Emir Abdelkader pendant la guerre. Mais l'histoire officielle n'est-elle pas toujours écrite par le vainqueur, le fort ?
Oui, l'Histoire est écrite par le vainqueur. Le plus souvent, elle est même intériorisée par le vaincu. La France, longtemps après sa défaite en Algérie, a continué de fasciner les Algériens. J'ai connu une période, celle des années 60 et 70, où il était de mauvais ton de parler en arabe ou en kabyle à l'Université d'Alger. Tout le monde parlait Français. Le 1 % d'arabisants rasaient les murs.
Les littéraires apprenaient à Alger Hugo, Renan, Tocqueville, avec bonheur. Comme on dit, il n'y a pire aveugle que celui qui refuse de voir. Les crimes coloniaux ont été inventoriés par les généraux et les maréchaux de l'armée coloniale elle-même. Le comportement exemplaire (étrange selon le Maréchal de Saint-Arnaud) de l'Emir Abdelkader est attesté par ces mêmes généraux.
Que la France fasse silence sur cette part d'ombre de sa mémoire est compréhensible, à défaut d'être justifié mais que l'opinion en Algérie l'ignore, que cette histoire soit occultée en Algérie même révèle la part profonde d'acculturation que porte notre pays. Tout se passe comme si, contre l'évidence, nous avions accepté d'endosser l'uniforme du "barbare", à simple fin de coller à l'historiographie coloniale. Mais, encore une fois, les prémisses du changement sont là.
5-Pourquoi la France rechigne-t-telle toujours à regarder son passé colonial en face ? Pis encore, elle tente parfois de le justifier. L'exemple du discours de Sarkozy à Dakar en 2007 et de« l'Africain qui n'est pas assez rentré dans l'histoire » ou bien la polémique sur l'article 4 de la loi du 23 février 2005 portant sur la glorification de la colonisation française en Afrique et dans les pays du Maghreb, abrogé par Jacques Chirac.
Durant les premières décennies qui ont suivi l'indépendance, la France n'a pas produit de discours officiel sur la période coloniale. En dépit du fait que les gouvernements de l'époque en Algérie lui étaient théoriquement hostiles, les autorités françaises savaient parfaitement que la logorrhée révolutionnaire de nos gouvernants tournait à vide et que le pouvoir de séduction de l'ancienne métropole était toujours vif. La grande majorité des intellectuels algériens participaient à ce pouvoir de séduction, quel que soit le bord dont ils se réclamaient.
Les communistes inscrivaient leur idéal dans le cadre d'une révolution mondiale pensée, définie en Occident, notamment en France. Les libéraux lorgnaient du côté des libéraux français. Nos références étaient françaises. Personne ne songeait à puiser dans le champ de la mémoire algérienne. Cela change là aussi. Le pouvoir d'attraction de l'Occident s'est dévalué.
Du fait de la crise, l'habillage moral a volé en éclats et le cynisme est de mise. Le drame, c'est que l'attraction d'hier cède à la répulsion aujourd'hui et au refuge vers les valeurs les plus conservatrices. L'islamisme s'est construit sur les ruines de l'espoir "occidental", celui dont nous nous sommes bercés pendant des décennies en pensant que le seul chemin vers la modernité consistait à copier l'Occident.
Nous en sommes revenus quand nous avons compris que notre prospérité n'était pas inscrite dans la stratégie d'un Occident dont la vision du monde n'a pas changé, qui nous perçoit toujours comme des peuplades inférieures vouées à le servir et à lui livrer à vil prix les matériaux de son confort. Il y a un élément positif ; c'est la révélation d'un trouble de la classe politique en France. Si des institutions en France tentent de faire adopter une loi justifiant le colonialisme, si un président de la République se croit obligé de rappeler aux Africains qu'ils restent des arriérés, c'est que, depuis quelques années, cela ne va plus de soi.
6-Côté algérien, ce n'est pas mieux. Sporadiquement, le gouvernement algérien donne de la voix en réclamant une « repentance » pour les crimes commis en Algérie par la France coloniale pour, in fine, se rétracter. Y a-t-il une réelle volonté que cette "histoire commune" aux deux pays soit enfin établie dans les faits, ou bien s'agit-il simplement de manœuvres politiciennes de circonstances ?
Je n'aime pas le mot d'"histoire commune". Un viol n'est pas une histoire commune entre un violeur et un violé. En tant qu'Algérien, je m'adresse aux miens. C'est avec eux que je cherche une issue, une voie d'accès vers la modernité. Je sais, comme eux, que cette voie ne fera pas l'économie d'une plongée dans notre passé, notre mémoire, pour en extirper les germes qui ont fait de nous un peuple colonisable et en tirer ceux qui feront notre profit et nous permettront de tendre vers l'universel.
Le gouvernement algérien instrumentalise, à l'évidence, cette question de la repentance. Il rend un bien mauvais service en utilisant cette question pour vider de basses querelles politiciennes. En France, la même tentation existe; il y a comme un effet miroir entre les deux gouvernements. Cela n'a qu'un intérêt médiocre. Ce qui se joue actuellement dépasse ces joutes minables.
7-Vous faite partie d'un collectif qui milite pour la « naturalisation des mémoires » sur la colonisation et l'esclavage dans l'imaginaire de la société française. Pouvez-vous nous en parler ?
Je reste vissé à mon registre. Il y a une France des mémoires antagonistes. Il y a une mémoire majoritaire nourrie des faits d'armes de la France, faits d'armes dont la conquête de l'Algérie fait partie, l'esclavage aussi dans une moindre mesure. A Nantes, à Bordeaux, il y a de somptueux hôtels particuliers dont le porche s'orne d'une tête de nègre.
Il s'agit du rappel de la prospérité que la traite négrière a rapporté au pays. La montée de la revendication citoyenne de la part des jeunes Français Noirs ou Arabes a mis au premier plan les autres mémoires, pour lesquelles ces faits de gloire sont des tragédies et des humiliations. Comment les concilier avec la mémoire majoritaire ? Y a-t-il un moyen pour que ces mémoires participent au récit national ? Il faudrait pour cela que la société française se soumette à un examen de conscience et procède à une réévaluation drastique de ce passé. Rien n'est moins sûr. Mais nous y travaillons, avec d'autres, de plus en plus nombreux.
8-Votre livre est édité en France (Édition L'Harmattan) et en Algérie (Éditions Mille Feuilles). Comment a-t-il été accueilli ?
Je crois qu'il a été assez bien accueilli par ceux, pas très nombreux hélas, qui l'ont lu. En Algérie, les premiers exemplaires ont été très vite écoulés. Les vicissitudes de la distribution font qu'il est difficile de se le procurer dans une librairie.

9-Vous travaillez actuellement sur un projet concernant les origines de la violence en Algérie ?
Avec d'autres, je cherche une porte d'entrée pour comprendre la situation actuelle de l'Algérie. Elle ne se résume pas à une crise politique qu'un changement de gouvernement serait susceptible de résoudre. Je crois que nous portons inconsciemment des verrous qui nous empêchent de nous réaliser, de nous projeter vers l'avenir.
Un des moyens de les débusquer pourrait consister à identifier les racines de la violence. Le projet n'est qu'au stade du balbutiement mais notre espoir est de provoquer une sorte de catharsis nationale. Nos compatriotes ont besoin avant tout, je crois, de comprendre ce qui leur arrive. Un des moyens d'y parvenir, c'est la parole libératrice et l'écoute.

10-Un dernier mot pour conclure ?
Je commence par une phrase un peu convenue mais sincère, en remerciant votre journal de m'avoir permis de m'exprimer. Je trouve réconfortant que des initiatives comme celle qui a consisté à fonder Algérie-Focus se multiplient. Elles correspondent à un besoin très réel, comme disait le grand poète turc Nazim Hikmet, "le bonheur de comprendre ce qui s'en va et ce qui vient".
Entretien réalisé par Fayçal Anseur
Une soirée présentation et dédicace du livre de Brahim Senouci est prévue pour le 13 janvier (19:00 – 21:00) aux éditions l'Harmattan, 21 bis, rue des écoles, 75005
Paris, France. (Page Facebook)
Algérie, une mémoire à vif : ou le caméléon albinos (166 pages)
France: Éditions l'Harmattan, 15 Euros
Algérie : Éditions Mille-Feuilles, 400 DA
Extrait du livre
Si je mets au jour la part de lumière de la société algérienne, je ne verse pas dans le fantasme. Je ne crois pas en effet à l'existence d'une société idéale détruite par la colonisation. Cette société avait très certainement des éléments d'arriération, voire de cruauté. Du reste, si elle avait été parfaite, aucun colonisateur n'aurait pu en venir à bout.
Dans ce livre, il y a quelques incursions dans l'Algérie d'aujourd'hui, à travers des anecdotes mettant en scène des personnages de Mascara, ma ville natale. Ces incursions sont là pour donner un aperçu de l'Algérie d'aujourd'hui, sa dimension à la fois cocasse et tragique. Elles montrent que perdure dans la société algérienne d'aujourd'hui une trace de quelque chose de très ancien qui aurait survécu aux cent trente deux années d'acculturation, quelque chose d'indéfinissable mais de vivant, de délirant, d'irréductible peut-être. J'ai connu Alain, professeur de sociologie à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Je savais qu'il avait fait un long séjour en Algérie comme coopérant technique dans les années quatre-vingt. Les Algériens sont souvent surpris qu'un étranger choisisse librement de venir chez eux. Ne faisant pas exception à la règle, je lui demandai les raisons qui l'ont amené dans mon pays. Il me raconta que, jeune étudiant en DEA, il décida de venir en vacances en Algérie, « par goût de l'aventure ». A sa descente d'avion à Alger, il se fit dérober son sac, ses papiers et tout son argent.
- Un grand malheur ? Penses-tu, me dit-il, une vraie bénédiction ! J'ai été immédiatement pris en charge par des gens que je n'avais jamais vus auparavant. J'ai passé deux mois à bourlinguer dans le pays. Je n'ai jamais sauté un seul repas et je n'ai jamais couché dehors. De retour en France, je n'avais plus qu'une idée en tête, revenir en Algérie !
Cette histoire aurait pu être racontée sur un des « balcons de Blaise » qui parsèment ce récit. Il y en a beaucoup d'autres, aussi édifiantes.
Que le lecteur me pardonne d'avoir mis l'accent sur ce qui fait la beauté de mon pays. Il a été tellement décrié, tellement vilipendé, il a tant baigné dans le sang et les crachats que l'on me permettra de privilégier sa face claire. Je n'oublie pas les égorgeurs du crépuscule ni les charognards du quotidien. Je n'oublie pas les cohortes de jeunes Algériens chevauchant d'improbables rafiots à la recherche de paradis hypothétiques, ne rencontrant souvent que leur propre mort. Je n'oublie pas la violence tapie dans la société et qui s'exhale de temps à autre, comme un volcan qui libère sa lave. Je crois qu'une des raisons du mal-être tient dans une mésestime de soi, que les Algériens croient encore reconnaître leur être dans le reflet que leur renvoie le miroir déformant naguère fait pour eux.
Ce livre, miroir flatteur, redonne des couleurs à notre passé. Qu'il contribue, si modestement que ce soit, à réconcilier les Algériens avec eux-mêmes suffirait à satisfaire mon ambition…